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Philosophy of Science

L'erreur: pédagogue de l'humanité

Pierre Nzinzi
U.O.B Libreville, Gabon

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RÉSUMÉ: De Parménide, distinguant ontologiquement le chemin de la vérití de celui de la fausseté, à Descartes, garantissant l'infaillibilité de la raison par la méthode, en passant par Spinoza, insistant sur l'infaillibilité de l'esprit qui se porte sur l'idée vraie ou adéquate, la tradition épistémique a toujours marginalisé l'erreur, qu'elle situait alors aux antipodes de la vérité. Or, la tradition doxologique ou conjecturale dont relève l'eépistémologie historique en particulier va la réévaluer, dans le sillage de Kant, critique du paternalisme despotique, mais dont l'atavisme dogmatique affecte encore son projet critique, qui croit que son compterendu des conditions de possibilité de la science ne saurait être crédible s'il n'en constate pas, en même temps, la "clôture" ou l'achèvement. On verra ainsi opérer le gester réévaluatif, dès son inscription inaugurale kantienne, à l'intérior d'une anthropologie négative, qui fait néanmoins de l'erreur le pédagogue d'une humanité incapable d'effectuer toujours des essais parfaits our réussis, mais sachant au moins apprendre de ses erreurs. L'erreur devient alors la clé de toute forme d'ouverture.

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"Si l'erreur est corrigée chaque fois qu'elle est décelée, alors le chemin de l'erreur est celui de la vérité." - H.Reichenbach.

L'erreur fondamentale

Par souci de marginaliser l'erreur, la tradition dogmatique va identifier l'être et le vrai (Svagelski-Lissine 1990). Elle commet alors elle-même l'erreur de confondre les catégories ontologiques avec les catégories logiques: le vrai n'est pas un être, mais un simple prédicat-métalinguistique. Et l'erreur ne procède pas ici seulement de cette " confusion fondamentale ", mais aussi de la prétention à pouvoir accéder à l'absolu ou à la certitude, au moyen d'une méthode éprouvée. En particulier, celle de Descartes qui, considérant que Dieu n'a pas mis en nous la puissance de faillir, présente le malin génie comme la cause exosubjective de l'erreur; tandis que le sujet lui-même n'y participe que par défaut, en particulier quand il ne veille pas à l'écart entendement-volonté ou justement aux ruses du malin génie ou encore donne facilement crédit à l'enseignement trompeur des sens. Il n'y participerait donc pas par pure volonté maligne de tromper, et encore moins nietzschéenne de se tromper.

Les débuts de la révolution critique

Or, la critique kantienne préviendra contre cette prétention à l'absolu, en montrant que les objets de notre connaissance n'ont pas du tout le statut de choses en soi, mais plutôt celui de phénomènes, construits empiriquement. Kant va ainsi présenter un genre de réalisme à visage humain (Putnam 1994) ou le côté acceptable de l'idéalisme (Popper 1991:130 note), selon lequel nos théories ne sont que de simples artefacts que nous essayons d'imposer au monde, des filets fragiles par lequel nous essayons de le prendre, avec des chances souvent inégales; au lieu d'en être la copie ou l'empreinte (Popper 1981:79-80). Et la connaissance qui ne donne plus accès à l'absolu doit apprendre à composer avec l'erreur. Kant en trouvera la raison dans une application impropre, non de la raison, comme il en est chez Descartes, mais celle de la sensibilité, en particulier de la subjectivité sur l'entendement ou pour mieux dire sur le jugement. C'est que cette influence néfaste est source de confusion logique. Ainsi donc, si Kant semble récuser le réalisme-métaphysique qui fait concider l'être et le conna ître, s'attirant ainsi la sympathie du pragmatisme en général (1993 a); il n'y échappe néanmoins pas totalement, dès lors que l'on considère, avec Popper (1991:90), que le réalisme en général est l'attitude commune qui consiste à distinguer l'apparence de la réalité, en l'espèce, la vérité de ce qui n'en est que l'apparence-au niveau logique-ou le noumène du phénomène-au niveau ontologique. Composer avec l'erreur, dans l'écart anti-réaliste être-connaissance, c'est cesser d'en faire un accident qui viendrait troubler momentanément l'esprit humain dans son fonctionnement régulier ou infaillible, en tant que partie de la " perfection " divine en nous, selon Descartes et Spinoza; elle en devient au contraire ici constitutive, en ce qu'il succombe lui-même à la force de l'illusion qui ne cesse de se jouer de lui, et l'expose ainsi fréquemment à des erreurs momentanées qu'on ne saurait totalement dissiper. Kant finira ainsi par déplacer le problème de l'erreur du strict plan logique, sur lequel a du reste travaillé le rationalisme dogmatique classique, au plan existentiel, c'est-à-dire au mode d'être de l'homme lui-même (Svagelski-Lissiane 1990). C'est qu'on est ici de plain-pied dans le rationalisme critique, et donc de l'erreur-conspiration cartésienne (Popper 1985)

Rationalisme et dogmatisme chez Kant

Popper trouvera néanmoins le rationalisme critique kantien encore assez dogmatique sous plusieurs rapports. En particulier, l'idée d'une connaissance valide a priori, c'est-à-dire qui serait non seulement antérieure à l'expérience, mais ne saurait aussi être mise en cause a posteriori, car nécessairement vraie et certaine. Popper (1991:130) peut alors trouver les limites de l'idéalisme kantien dans son incapacité de voir que nos tentatives d'imposer nos lois à la nature réussissent rarement. Certes, nous construisons des filets de plus en plus gros et solides, mais aucun n'est suffisamment gros ou solide pour capturer la nature en son entier, sans rompre. Du point de vue évolutionniste, nos connaissances traduisent notre effort d'adaptation à l'environnement. En cela, il n'y a qu'un pas de l'amibe à Einstein, que seule la connaissance théorique et objective, c'est-à-dire sous-tendue par l'idée d'unification et de vérité, et surtout exprimée par le langage, qui favorise alors sa critique externe (Popper 1995:64-65;68-73), ne permet pas à l'amibe de franchir (Popper 1992:77). Mais cet effort d'adaptation n'est jamais optimal; au contraire, il est toujours imparfait (ibid.:72), jusqu'à la fatalité pour l'amibe dont les erreurs sont inscrites dans la constitution héréditaire de l'organisme. Sans doute, les théories m-res nous apprennent-elles plus sur le monde que celles qui les ont précédées. Mais, il n'ya pas d'essais qui soient définitivement couronnés de succès, car résultant tous d'anticipations et d'inévitables erreurs, qu'il nous faut alors éliminer par la critique objective. L'aurait-il vu que Kant se serait bien contenté de circonscrire la carte de l'entendement humain, sans tomber dans l'attitude dogmatique qui lui fait croire que la systématisation de son compte-rendu des conditions de possibilité de la science nécessite la fixation de sa clôture par Euclide, Aristote et Newton. Aussi bien, pour ne pas solder son compte critique, Popper (1995:83) n'a-t-il trouvé mieux que de remanier la notion d'a priori qui aurait exposé Kant (1964:26) au dogmatisme, malgré la critique: 1. dans le cadre d'une épistémologie évolutionniste, c'est-à-dire naturalisée à la Quine, elle aura d'abord le sens de connaissance faillible qu'un organisme possède antérieurement à toute expérience, en un mot de connaissance innée (Popper 1992:71); 2. en un sens proprement idéaliste, elle va désigner tout ce qui ne découle pas de l'expérience, mais de la construction de notre esprit. C'est en ce sens que la géométrie euclidienne est bel et bien a priori (Popper 1995:83). Voilà donc ainsi remaniée la notion dogmatique d'a priori, qui prétendait contenir la science dans une clôture parfaite, et parfaitement infranchissable. Elle ne permettait donc plus à Kant de voir l'erreur au-delà de l'"illusion logique " et des inévitables illusions perceptible et transcendantale. Ce registre de l'a priori qui contient la science dans la clôture dogmatique n'aurait pas finalement permis à Kant de penser positivement ou simplement objectivement, c'est-à-dire exosubjectivement l'erreur, puisqu'il la ramène essentiellement aux modalités illusoires, et notamment transcendantale, considérée comme la marque de notre impuissance devant l'errance d'une raison que rien ne permet de contenir dans les limites raisonnables de l'expérience. Impuissance donc d'en soigner l'infirmité fonctionnelle naturelle. L'illusion apparaît alors à la fois comme désir et délire de subjectivité (Baudart 1990). Il faut donc simplement se rendre à l'évidence de l'existence d'une dialectique naturelle et inévitable de la raison pure, consubstantielle à la raison humaine elle-même. Cela ne disqualifie pas pour autant toute critique, qui doit, sans la réduire totalement, s'efforcer au moins à la dénoncer, telle qu'elle apparaît en particulier dans les jugements transcendantaux erronés.

A priori certain, a posteriori conjectural

Eprouvant de sérieuses difficultés à se loger dans le registre de l'a priori kantien, c'est-à-dire dans le champ scientifique de la nécessité et de la certitude, sans l'aide de la raison elle-mme, l'erreur, sous son aspect le plus caricatural, réussira plus facilement à s'implanter dans celui de l'a posteriori historique kantien, o-les sujets " bricolent " (Lévi-Strauss) pour construire leur histoire, en tant qu'histoire de la liberté. En effet, Kant, sous les Lumières de son temps, va prendre, avec Mill, la défense du droit à l'auto-détermination, plus exactement le droit pour un peuple à être heureux de la façon qui lui semble la bonne, sans contrainte aucune. Il s'opposera ainsi au principe de la bienveillance despotique paternaliste qui, traitant les sujets comme des enfants, ou des êtres dépourvus d'aptitude réelle à la liberté, se permet alors de leur apprôter le bonheur, par exemple en leur proposant une constitution tournée vers des fins éthiques. Par conséquent, il va pousser à la majorité pratique, qui commence avec le paradoxe rousseauiste de la liberté tirée de la loi ou la constitution qu'on s'est soi-même prescrite. Toutefois, la liberté politique en particulier ne s'acquiert pas d'un coup ni toujours de la meilleure façon: Kant (1994:202 note) reconnaît que certains des essais dans la voie de la liberté peuvent choquer par leur grossièreté. Il comprend qu'ils donnent lieu souvent à une situation pénible ou plus dangereuse que celle o- l'on vivait dans la minorité, c'est-à-dire sous la direction ou la prévoyance d'autrui. Pour autant, il ne reviendra pas sur son engagement démocratique. Au contraire, il continuera à pousser à exposer le peuple, même encore non m-r pour la liberté, à l'expérimenter lui-même, par toutes sortes d'essais, même les plus infructueux ou grossiers. Il n'acceptera donc pas de suivre l'avis des " gens fort sages ", qui attendent qu'il en soit exercé, au risque de différer indéfiniment cette expérience de la liberté. Kant insiste particulièrement sur la primauté de cette expérience sur son usage convenable, et donc sur le risque d'erreur qu'elle comporte inévitablement, sans quoi cependant la liberté démocratique ne serait jamais qu'une Idée, au sens platonicien, c'est-à-dire sans réalisation effective. L'erreur ou le risque que celle-ci comporte se présente alors comme facteur de progrès historique, c'est-à-dire d'une liberté qui s'obtient par bricolage, c'est-à-dire par essais et par erreurs. Finalement, l'expérience kantienne de la liberté, qui est au cœur du projet critique, s'organisera autour d'un rapport différentiel à l'erreurÿ: théoriquement, elle caractérise la raison libre comme celle qui opère raisonnablement dans les limites de son propre discours, c'est-à-dire qui n'erre pas hors de l'expérienceÿ; alors que, politiquement, cette expérience est davantage expérimentation de la liberté, c'est-à-dire étroitement solidaire du risque d'erreur.

La réévaluation faillibiliste de l'erreur

Popper aurait sur Kant l'avantage de voir ou plutôt d'"apercevoir" la positivité de l'erreur tant au niveau politique qu'au niveau théorique, à partir du principe de faillibilité qui est l'opérateur de l'ouverture de l'univers (Popper 1984:107). Celui-ci rend compte aussi de l'identité de fonctionnement de l'univers scientifique et de l'univers politique. L'idée que le parti pris pour telle ou telle société a de solides fondements épistémologiques sera donc la principale leçon qu'il tirera de l'ascendant platonicien sur la société close, ainsi que de son propre engagement pour la société ouverte. Ainsi Misère de l'historicisme et La société ouverte en particulier se sont-ils développés à partir de la théorie de la connaissance exposée dès Logik der Forschung, qui réévalue l'erreur au moyen de la faillibilité, présentée désormais comme critère de scientificité (Popper 1981:159). C'est cette réévaluation de l'erreur qui le conduira à remplacer la question positive, d'inspiration platonicienne, du fondement, par celle négative, initiée par Periclès, au strict plan politique, du contrôle, et donc de la destitution. En résultera une réinterprétation du jour de l'élection dans la société ouverte: ce n'est pas tant un jour de légitimation que celui du jugement de l'ancien régime ou équipe au pouvoir (Popper 1993:133). Sous ce nouveau jour, il saluera, n'en déplaise à Platon, la démocratie comme " tribunal populaire " qui favorise la destitution, sans effusion de sang (ibid.:. 107-108). Elle n'a donc pas le visage horrible du régime athénien qui condamne Socrate, le prétendu subversif ou rebelle; elle est au contraire un régime rationnel, donc non violent, qui préfère " tuer " les idées nocives ou dangereuses par la vertu du seul débat public rationnel, au lieu d'en sacrifier les promoteurs qui ne le portent du reste pas dans leur organisme, comme l'amibe, soumis à l'impitoyable loi de la sélection naturelle: la critique poursuit alors ici, exosomatiquement, au moyen du langage, le travail que cette sélection opère directement et impitoyablement sur les organismes non adaptés (Popper 1981:198). Cette critique reste toujours exosomatique, même si elle provient des auteurs eux-mêmes, pour peu qu'ils soient assez autocritiques, comme Einstein l'a été à l'égard de sa propre théorie.

L'ouverture faillibiliste

Le faillibilisme poppérien ouvre donc la société politique en particulier. En particulier, il rend compte du renouvellement-destitution de la classe politique ou des élites, sans vraiment s'étendre sur les raisons de cette faillibilité originaire, comme il l'a fait au plan scientifique. On peut cependant essayer de combler ici ce blanc dans le texte poppérien, sachant que la société politique ouverte n'est qu'une " image " de la société scientifique, ouverte par essence. On peut alors soupçonner que l'erreur-soit des dirigeants, soit de l'opinion, connue, depuis Platon, pour être contradictoire, au point qu'elle peut renier facilement ses choix ou ses essais antérieurs, en parvenant, contre l'avis de Platon, à apprendre elle aussi de ses erreurs-soit ici le facteur essentiel de l'ouverture politique. En tout cas, Popper a affirmé expressément que l'univers en général est contraint à l'ouverture dès lors qu'il contient le savoir humain faillible comme partie. L'univers politique en particulier est contraint à l'ouverture, dès lors qu'il fonctionne sur la base des essais qui contiennent d'inévitables erreurs. Ces essais erronés vont pourtant être le ressort de l'alternance démocratique. Celle-ci ne serait donc pas possible si les dirigeants politiques ne se trompaient pas, au regard de l'écart, révélé par L'épreuve du pouvoir (Cot 1984), donc estimé souvent après coup seulement, entre l'idéalisme militant, auquel succombe généralement l'opposition la plus responsable ou la moins démagogue et le " réalisme politique ", qui rappelle, en son temps, aux contraintes de l'action politique: la démission, conséquence de l'autocritique, est alors généralement ce à quoi on est poussé face à l'impuissance de combler un tel écart. Cette alternance ne serait donc pas possible dans une société composée de philosophes platoniciens, c'est-à-dire des individus qui peuvent à la limite mentir, c'est-à-dire faillir moralement, en particulier dans l'intérôt supérieur de l'Etat ou de la conservation du " navire de l'Etat ", mais qui ne peuvent jamais se tromper, c'est-à-dire faillir intellectuellement, puisque Platon tirera du rationalisme éthique socratique l'idée que l'erreur politique, responsable du mal social, est déductible de l'ignorance. Spinoza conservera la même déduction dans son Traité sur la réforme de l'entendement, c'est-à-dire sur le plan strictement épistémologie, opérant ainsi un strict retour à Socrate, remarqué, mais limité, en raison de son appartenance à la tradition dogmatique qui fait que l'auteur du Traité voit en l'erreur, si ce n'est un non-être périphérique à la connaissance, un pur accident, en tout cas, indigne d'intérôt ou incapable de nous enseigner sur l'essence de la pensée.

Clôture certaine et ouverture conjecturale

Alors que dans la nombreuse tradition dogmatique, à laquelle même Kant avait au moins Newton comme ascendant, la certitude clôturait la société scientifique; la tradition historique ou critique va l'ouvrir, au moyen de l'erreur, à partir de Bachelard et Popper. Comme chez Kant, mais pour des raisons objectives, elle se montre indéracinable, incrustée au coeur même de toute théorie à prétention scientifique, en raison notamment de la transcendance de la vérité, soulignée par Popper. Autant la société politique ouverte renonce à la réalisation historique du bonheur, se contentant au contraire de réduire souffrance et inégalités; autant la société scientifique, essentiellement ouverte, renonce à l'objectif dogmatique d'atteindre la vérité, pour se contenter de détecter l'erreur et de trouver le moyen d'en tirer profit. On en arrive ainsi au paradoxe selon laquelle la science, tout en visant la vérité, ne s'en rapproche qu'au moyen de l'erreur. Celle-ci devient alors ce qui lui permet de se faire, de se défaire, et de se refaire, continuellement. Svagelski-Lissiane exprime cette dialectique de la science, en déclarant que, dans la pensée contemporaine, l'erreur n'est plus ce qui compromet la vérité, mais au contraire ce qui lui servirait d'archéologie. En fait, cette situation ne paraît paradoxale qu'à l'extérieur du système hégélien, qui a réussi fort justement, après le renouvellement kantien de la problématique de l'erreur, à l'intégrer dans le vaste champ dialectique de la positivité du négatif.

Le retour de Nietzsche

L'épistémologie contemporaine, historique, ou néo-pragmatiste va ainsi se déployer sous le signe nietzschéen du soupçon: on ne s'inquiète plus de volonté critique de se laisser tromper, mais plutôt de celle, dogmatique, de la vérité. C'est que la raison semble s'être installée dans une crise, non pas conjoncturelle, que le doute provisoire pouvait désamorcer, mais au contraire structurelle, au regard de laquelle toute prétendue maturité intellectuelle n'est pensable qu'en termes d' obstacle épistémologique à surmonter. Quillet (1984) peut alors présenter ici Bachelard comme un mutant, en même temps que son inspirateur Nietzsche, pour l'avoir souligné, bien avant Popper. On s'inquiète d'autant moins de cette pratique du soupçon, générale, intensive, et permanente, qui précarise toute vérité que le pan-relationnisme qu'Hegel inspire à Rorty en particulier s'affirme comme la méthode la mieux propre pour exprimer la " dualité dans notre expérience ", pour reprendre l'heureuse formule kantienne, de la vérité-erreur, qui a toujours échappé au dualisme métaphysique depuis Parménide. Or, l'effacement de ce dualisme aura permis à l'erreur de s'installer en science, confortablement et légalement: elle n'est plus un accident que plus de vigilance ou d'attention critique, ou encore d'efforts méthodiques parviendraient à éliminer; elle en est au contraire consubstantielle. Mais, en même temps, elle reste un accident, causé fréquemment par l'ivresse dogmatique, au tournant historiciste et " ironiste ", o-la connaissance, n'échappant plus au temps et au hasard, ne met plus en face de l'éternel, mais seulement en face des accidents de toutes sortes, dont nous aurions seulement hâte de faire le constat (Rorty 1993 b:14-15). En tout cas, bien avant ce tournant, Bachelard en soulignait déjà la primauté par rapport à la vérité, en raison de la " vieillesse " de notre esprit; au point que la science se contenterait ici de la rectifier sans cesse, notamment en psychanalysant le " profil épistémologique " de ses propres objets. Bien mieux, sa Philosophie du non trouvera un seul moyen de la faire avancer, lui donner tort, comme une vulgaire opinion. La seule différence est que celle-ci n'est pas amendable, même pas à titre de culture provisoire. Elle doit donc simplement être détruite, ou plutôt surmontée, en tant qu'obstacle épistémologique (Bachelard 1967:14). En revanche, donner tort à la science dans une constitution donnée permet de changer celle-ci (Bachelard 1940:32). Dans L'eau et les rôves, il trouvera particulièrement illusoire toute tentative de s'installer tout d'un coup dans la connaissance rationnelle ou dans la perspective, réaliste dogmatique, juste des images fondamentales (Bachelard 1942:34), sauf à disqualifier la notion d'obstacle épistémologique. Popper ne rend pas compte autrement de la croissance de la connaissance scientifique: il s'agit toujours chaque fois de dénoncer et de rectifier une erreur récurrente ou de mieux approcher son objet. Son faillibilisme fait plus que reconnaître l'erreur, il la consacre véritablement: elle n'est pas seulement le critère de la scientificité; elle diversifie aussi la science, elle la rend ouverte, en y favorisant la contradiction, elle en est donc la condition du progrès, au moyen justement de la critique rationnelle, qui en fait alors une connaissance objective. Inscription du devenir-faux en toute théorie de statut scientifique, le faillibilisme finira par présenter la détection de l'erreur comme la méthode rationnelle par excellence (Popper 1985:87). D'o- l'abandon par le rationalisme critique et dialectique de la recherche dogmatique de la vérité au profit de celle, critique, de l'erreur. Et Popper justifie ce déplacement heuristique par la somme des difficultés sémantiques que Tarski réduit en partie, notamment en relativisant une vérité que la métaphysique tenait pour absolue; alors qu'il la réduira lui-même, en même temps, au statut d'objet transcendant, surplombant toutes nos théories, en tant que norme régulatrice, donnant un sens à notre faillibilité. Par contraste, l'erreur peut facilement être établie, au moyen de l'expérience critique ou du débat public rationnel. Elle peut être trouvée dans l'écart cartésien volonté-entendement ou inversement dans le mélange kantien sensibilité/entendement. Une théorie différentielle de l'erreur est donc possible. Saint-Servin (1990) lui donne justement comme objet principal les écarts finis ou différentiels en tous genres, des états successifs de la connaissance, jusqu'à l'analyse spectrale bachelardienne. On pourrait y ajouter les écarts, critique être-connaissance, et pratique théorie-action.

L'erreur, pédagogue

Déjà à partir de Kant, mais surtout avec l'épistémologie historique, l'erreur acquiert le statut de pédagogue de l'humanité. Elle a alors, au plan épistémologique, la même fonction que la loi au plan moral, plutôt " humiliante ", en tant qu'elle met au clair son incapacité à accéder à la liberté, par la vérité ou par la loi, directement. En effet, l'humanité n'a pas du tout inventé la science pour se tromper, mais au contraire pour sortir de la nécessité, pour se libérer, et en particulier de l'erreur. Mais, à cause de sa faillibilité originaire, la liberté qu'elle veut acquérir, depuis la fondation du monde (Osée 4:6; Jean 8:32), à l'aide de la connaissance, lui est accessible, non pas au moyen d'une vérité transcendante, excédant toutes possibilités subjectives et objectives de preuve ou de démonstration, mais seulement au moyen d'une erreur profitable, chaque fois qu'elle est décelée, et surtout corrigée. Aussi bien Reichenbach, Bachelard, Popper et bien d'autres la rendront-ils collatérale à la vérité, contrairement à Parménide qui croyait que le chemin de l'erreur ne saurait rencontrer ou déboucher sur celui-ci de la vérité, à cause de l'identité erronée entre l'être et le vrai. De la même façon, la loi a été donnée au peuple juif, et, par extension, à l'humanité pour accéder à la liberté salutaire. Mais, à cause de notre faiblesse charnelle, Dieu, dans son immense grâce, trouvera bon de nous offrir gratuitement le salut par la seule foi en Jésus-Christ. La loi aura donc rempli son office de précepteur pour conduire une humanité faible moralement à Christ, afin que nous soyons désormais justifiés par la foi. (Galates 3/24). Par contre, l'erreur ne semble pas prôte de remplir le sien auprès de la même humanité, mais vue sous le rapport de sa faiblesse ou faillibilité intellectuelle. Le rationalisme critique et dialectique s'y attache néanmoins, car il y voit le seul moyen de réduire la distance qui nous en sépare; alors que le rationalisme politique kantien y avait déjà reconnu le seul moyen d'expérimenter la liberté, contre le paternalisme despotique attentiste.

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Bibliographie

Bachelard, G:

—— 1940 La philosophie du non, Puf.

—— 1942 L'eau et les rôves, J.Corti.

—— 1967 La formation de l'esprit scientifique, Vrin.

Baudart, A:

—— 1990 " L'illusion " in Notions philosophiques, Puf.

Cot, J.P:

—— 1984 A l'épreuve du pouvoir, Seuil

Kant, E:

—— 1964 Critique de la raison pure, Puf.

—— 1991 Qu'est-ce que les Lumières, Garnier-Flammarion

Popper, K:

—— 1995 L'avenir est ouvert, Flammarion.

Putnam, H:

—— 1994 Le réalisme à visage humain, Seuil

Quillet, P:

—— 1984 " Bachelard " in Dictionnaire des philosophes, Puf.

Rorty,R:

—— 1993 a Conséquences du pragmatisme, Seuil.

—— 1993 b Contingence, ironie & solidarité, Armand Colin

Saint-Servin, B:

—— 1990 " L'erreur " in Encyclopaedia universalis.

Svagelski-Lissiane, L:

—— 1990 " L'erreur " in Notions philosophiques, Puf.

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