ABSTRACT: The author argues that the true unity of the Theaetetus is to be found in its purpose as an example of philosophical teaching to the students of the academy.

Le lecteur du Théétète peut difficelement éviter de se poser des questions sur son caractère général, sur sa fonction, son intention et sur sa place au sein de l'activité philosophique de Platon pendant la période à laquelle il appartient; ces questions sont liéés à une autre, celle de l'unité de l'oeuvre.

I. Commençons par cette dernière: dans quelle mesure peut-on dire que le Théétète jouit d'une certaine "unité"?

Selon le dialogue lui-même la question: qu'est-ce que le savoir? reçoit successivement trois réponses et toutes les trois sont rejetées, à la suite de quoi Socrate rappelle le thème de la maîeutique qu'on a rencontré au début de la discussion. Il y a donc apparemment deux permanances: la question de la définition du savoir et l'intention maîeutique du dialogue. Mais cette "unité" est bien extérieure. L'activité maîeutique porte évidemment sur les trois définitions successives du savoir. Or, il y a lieu de douter de l'existence d'un lien véritable entre les trois, en particulier entre la première et la seconde. D'autre part, on peut montrer que le sens d'epistêmê change d'une partie à l'autre du dialogue, et l'on ne voit pas très clairement si la discussion porte sur l'epistêmê (le savoir) ou sur l'epistasthai (savoir) ou encore sur la pensée (ce qui est le cas effectivement dans la plus grande partie du dialogue). L'unité du sujet peut être donc sérieusement mise en doute.

Même la permanence des interlocuteurs n'est pas aussi évidente qu'il paraît. En effet, il n'y a pas seulement Théétète, mais encore Théodore; en plus, ce n'est pas réellement les avis du premier que Socrate examine. Il traduit la première proposition de Théétète ("savoir, c'est sentir") en termes protagoriens, et c'est à Protagoras qu'il s'interesse en réalité la plupart du temps. Et pas seulement à celui-ci: il évoque encore des Héraclitéens de tout bord (152 c ss., 155 e ss., 179 d ss.), et examine leurs thèses. La deuxième définition peut bien être une reproduction de la pensée de l'époque sur le sujet.(1) Quant à la troisième, Théétète reconnaît qu'il l'a ouîe dire à quelqu'un, et c'est donc avec les tenants de cette thèse, quels qu'ils soient, que Socrate discute réellement. On a à la fin l'impression que le nom de Théétète n'est qu'une couverture.

Si ces remarques sur la permanence du sujet et celle des personnages sont pertinentes, l'unité structurale du dialogue ne pourrait qu'en souffrir. Elle souffre aussi des nombreuses digressions, par rapport au sujet affiché du dialogue, auxquelles est amené l'entretien: sur des différentes formes du mobilisme (152 c-160 c), sur le philosophe (172 c-177 c), sur Parménide (183 c-184 a), sur l'erreur (2) (187 d-200 c), sur les notions de somme, de tout et de totalité (204 a-205); et l'on pourrait même dire, à la limite, et du point de vue du sujet "officiel" du dialogue, l'epistêmê, que la thèse protagorienne de l'homme-mesure et la théorie platonicienne de la pensée sont aussi des digressions.

Et qu'en est-il d'une unité doctrinale? Il est clair que les parties consacrées aux deux dernières définitions (à l'exception de 189 e-190 a) ne contiennent pas des exposés à caractère doctrinal, c'est-à-dire présentant des opinions positives de Platon. Pour cette raison, et aussi du fait que les sens d'epistêmê et de doxa changent d'une façon plus ou moins notable dans ces deux parties (3), celles-ci manquent d'un lien doctrinal évident avec la partie consacrée à la première définition. Cette partie elle-même, laisse-t-elle apparaître une unité doctrinale? Malgré l'apparente diversité des thèses exposées, ces thèses présentent en fait, du moins pour Platon, des aspects de la position générale qu'on peut appelée "théorie sensualiste-subjective de la pensée", qui est aux antipodes de la propre position de Platon; elle sert à préparer l'exposition de celle-ci. Il y a donc dans cette partie une unité de sujet. Il y a même une certaine unité doctrinale si l'on considère que les thèses de Platon sont le véritable aboutissement de l'exposé et de la réfutation des thèses attribuées à Protagoras; il est utile de rappeler que les critiques de Platon, qui suivaient et parfois accompagnaient l'exposition des thèses adverses, ont comme fondement, implicite jusqu'à 184-187, la doctrine positive de Platon sur le sujet. En résumé, on peut dire que cette partie jouit d'une certaine unité, mais on ne peut pas en dire autant du dialogue dans son ensemble.

Cependant, ce jugement peut être nuancé. Certes, ce dialogue manque d'une unité où les parties, malgré leur diversité, ne sont que des parties d'un tout: et le Gorgias, où il y a trois parties, avec trois interlocuteurs de taille successifs, est là pour donner un exemple d'une unité profonde dans la diversité des parties. Le Théétète ne jouit pas d'une telle unité, qui soit dûe en fin de compte à une inspiration fondamentale qui traverse toute une oeuvre, que dans la mesure où le problème de la pensée et celui de la connaissance dominent alternativement et parfois simultanément le dialogue. Il y a encore une deuxième sorte d'unité qui se manifeste dans le dialogue: c'est celle où "unité" peut signifier "enchaînement" entre les parties. Ce terme est préférable à "continuité", celui-ci supposant un lien "naturel" entre les parties, tandis que c'est précisément cela qui manque aux trois essais de définition du Théétète. Par contre, il y a un enchaînement certain entre le doxazein auquel aboutit la première définition, et la doxa vraie, et accompagnée de raison, des deux autres. Il y a enfin, dans le Théétète, une troisième sorte d'unité qu'on peut appeler "unité d'ambiance". L'attitude critique de Socrate est en effet constant et en permanent éveil, et il mène scrupuleusement, on dirait même avec zèle, sa tâche maîeutique à l'égard de Théétète. Il y a aussi, parallèlement, une certaine "présence" de Théétète qu'on ne peut pas nier. Même s'il expose en fait des avis d'autrui et que son nom soit utilisé comme " couverture", les contours de la personalité de Théétète sont dessinés avec netteté et ses répliques ont un caractère indéniablement personnel: elles décèlent une confiance en soi et une grande vivacité d'esprit. Théétète n'est pas un simple figurant, dans la mesure où il participe activement à la discussion. Ce rôle actif, qui est incomparable avec le rôle de Théétète dans le Sophiste et avec celui, très effacé, de Socrate le Jeune dans le Politique, donne à l'entretien, dans la mesure où il reste le même à travers tout le dialogue, une certaine unité de souffle, à défaut d'autres. En plus, la personalité et le destin du Théétète de l'histoire, sa ressemblance avec Socrate et l'interêt paternel

que lui manifeste celui-ci, donnent au dialogue une touche de vie qu'il garde dès les premières lignes jusqu'à la fin. Le Théétète est probablement (réserve faite cependant pour le Philèbe) le dernier dialogue "vivant" de Platon.

II. Si le Théétète manque, ainsi, à une unité doctrinale, jouit-il, cependant, d'une autre unité, cette fois du point de vue de son "intention" et de sa véritable fonction? Il nous semble que l'intention dominante du dialogue est bien "methodique", et même pédagogique. En effet, en étudiant les dialogues de maturité et de vieillesse, il ne faut jamais perdre de vue que Platon est à la fois philosophe, chef d'école et professeur, et que, à ce dernier titre, il ne peut pas ne pas penser à ses élèves. Si nous croyons que le Banquet et le Phèdre, qui nous semblent avoir suivi la République, sont destinés au grand public aussi bien qu'à l'Académie, il apparaît que c'est d'abord à cette dernière qu'entend s'adresser le Théétète; le cas est encore plus clair en ce qui concerne le Parménide; il est évident avec le Sophiste et le Politique. L'intention des ouvrages de Platon le professeur peut bien être de former ses élèves en leur faisant assimiler ses doctrines, mais elle peut être aussi de les "entraîner" sur des questions variées, en s'intéressant tout particulièrement à leur formation méthodologique. On sait, d'une part, la place assez importante de la notion d'"exercice" chez Platon; d'autre part, le Parménide, le Sophiste et le Politique, dialogues appartenant probablement à la même époque que le Théétète, attachent une grande importance aux questions d'entraînement et de méthode. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas tenir compte d'une telle finalité en ce qui concerne le Théétète? Cela nous semble profitable, et un certain nombre d'indices à caractère pédagogique nous y même invite:

a) Théétète est un modèle du "bon naturel" déja décrit dans la République: "Je n'ai encore constaté ... une si merveilleuse nature. Apprenant avec une facilité dont on trouverait à peine un autre exemple, avec cela remarquablement doux, par-dessus tout brave plus que personne, je n'aurais jamais cru possible un tel ensemble et ne voit point qu'il se rencontre" (Théétète, 144 a, cf. République, Vl, 503 c-d et Diès, Notice, p. 124). A supposer que Platon n'acceptait que des élèves qui se rapprochent le plus d'un tel modèle, il est clair que le Théétète du dialogue est à la fois un exemple idéal et aussi un représentant de ces élèves. Tous les soins que lui prodigue Socrate dans le dialogue sont en réalité destinés à contribuer à la bonne formation de tous les élèves et disciples, qui ne manqueront de lire et relire cet ouvrage attentivement.

b) Il est significatif que Platon ait attendu le Théétète pour parler de la maîeutique socratique. Le fait que l'interlocuteur de Socrate soit un représentant des élèves de l'Académie semble fournir une explication du caractère maîeutique, et non pas seulement aporétique, de l'entretien.

c) Platon semble chercher par tous les moyens à présenter des thèmes de réflexion, qui relèvent d'un même domaine, à ces élèves. Il developpe ainsi très largement le problème de l'erreur, qui, s'il n'est pas sans rapports réels avec la discussion précédente, n'en occupe pas moins de longues pages qui n'aboutissent à rien. Si l'intention de ces pages n'était pas l'entraînement des élèves sur un thème difficile, Platon n'aurait-il pas fait l'économie d'un effort aussi grand qui ne se concrétise pas par un résultat notable? La discussion, ou plus exactement l'exposé de Socrate, sur l'erreur ne peut même pas prétendre à une fonction purgative, puisque Théétète n'y est pour rien (cf. 187 c-d). Et on a parfois l'impression, en suivant les péripéties de cet éxposé, comme si le plaisir de jouer avec les arguments et de les retourner en tous les sens le commandait. Platon avoue d'ailleurs après ses longs developpements, qu'ils sont placés non sans artifice dans le dialogue: "Ne serait-ce donc point, mon fils, qu'avec raison l'argument nous gourmande, qui nous démontre notre tort de chercher la pensée fausse avant de chercher la science et sans nous préoccuper de celle-ci? Or il est impossible de connaître la première avant de s'être fait, de ce que peut bien être la science, une conception adéquate" (200 c-d) (4). Il en est de même pour les developpements consacrés aux sens de logos, en particulier ceux touchant aux concepts de "tout", de "somme" et de "totalité", et qui rappelle l'exercice de la deuxième partie du Parménide.

d) Aplt (5) a remarqué que Platon néglige, dans sa réfutation de la deuxième définition (200 d-201 c), la démonstration par lui faite (184-187) que la science n'est pas la sensation. La remarque est juste, à condition cependant d'ajouter que doxa et doxazein ne relèvent pas, dans ces deux passages, du même champ de signification, ce qui fait que la contradiction n'est en réalité qu'apparente. Cependant le fait est là, et il permet de penser que Platon ne reculait pas, dans la "gymnastique" (cf. 169 b-c) dont le dialogue est par moments le théâtre, devant des changements terminologiques permettant d'allonger la discussion et d'amener ainsi de nouveaux thèmes sur le tapis.

f) Dans tout le dialogue, une notion domine l'arrière-fond de la discussion: c'est celle d'"argument". Il conviendrait peut-être de lui consacrer une étude particulière. Il est en tout cas bien évident qu'elle donne au dialogue un caractère d'exploration, d'exercice, parfois même de jeu, pour ne pas dire de "logomachie". Il suffirait ici de signaler, uniquement à titre d'exemples, les textes parlant de l'"invasion des arguments" (184 a), de "retourner les arguments dans tous les sens" (191 c), et de l'argument qui gourmande les deux interlocuteurs (200 c).

g) Le dialogue est rempli d'indications méthodologiques; on y signale des écuils à éviter, on donne des recommandations et mêmes des règles de méthode. Ces indications sont apparement destinées à former l'esprit de l'élève; la lecture du dialogue devient ainsi un entraînement de second degré, gardant cependant une allure de vie et, vu les personnages vénérés de Socrate et de Théétète, une puissante invitation à l'imitation. (Cf. 145 c-d, 155 d, 162 d, 164 d, 165 a, 169 c, 172 c-177 d.)

h) L'entretien entre Théodore et Socrate (168 c-184 b) se distingue nettement de ce qui le précédait par être un entretien entre adultes, donc "sérieux"; les arguments échangés avec Théétète au cours de l'entretien précédant sont qualifiés d'"enfantins" (168 c-d), et il est dit (169 c-d): "Prends bien garde à une chose: n'allons point, sans le savoir, donner forme enfantine (paidikon) à nos arguments, pour qu'on vienne, après cela, nous le reprocher encore". Il est vrai que la partie 168 c-184 b contient les critiques les plus importantes contre la théorie attribuée à Protagoras, ami de Théodore (cf. 162 a, 183 b), d'où l'interêt qu'un adulte, qui est de surcoît un ami de Portagoras, garantisse en quelque sorte la solidité de ces critiques. Il demeure cependant que le dialogue avec Théétète est appelé "enfantin". Il est évidemment exclu de lui dénier, de ce fait, une importance qu'il mérite très largement; mais cette déclaration reste à expliquer. Il signifie vraisemblablement que Platon, adressant ce dialogue à ses élèves, y a mis le personnage de Théétète à titre d'encouragement et d'exemple et pour les mieux attacher à ses discussions; elle peut signifier aussi, en plus, que Platon "jouait" par moments avec ses élèves aussi bien qu'avec les arguments.

i) Nous avons déja signalé l'assmilation par Platon d'une partie, au moins, du dialogue à la gymnastique: "C'est par myriades déja que je compte les Hercules et Thésées à qui je me suis heurté, champions de la parole, et qui ont fait de moi beau massacre. Mais je n'en quitte point le champ pour cela: tellement j'ai au corps un terrible amour pour cette gymnastique" (169 b-c). Cette gymnastique serait cependant, avec Socrate, bénéfique (169 c). (Cf. encore 195 b-c, où Socrate parle de son "bavardage").

j) Signalons enfin un passage qui peut porter le titre de "Conseils à suivre dans les discussions philosophiques" (167 d-168 b). Le fait que ces conseils soient mis sur la bouche de Protagoras n'enlèvent rien à leur valeur méthodologique et, en général, pédagogique; d'ailleurs, Platon n'aurait pas parlé autrement à ses élèves, dont certains étaient sans doute assez agés à ce moment, pour pouvoir se mettre à "convertir" d'autres disciples à la philosophie de l'Académie, contestée, comme on le sait, par Isocrate et son école.

En conclusion, le Théétète est bien une oeuvre d'exercise et d'entraînement, un vrai "worhshop", et c'est son intention pédagogique et sa fonction méthodique qui lui assure son unité générale.

NOTES

(1) Cf. A. Diès, Théétète, coll. G. Budé (Notice, p. 140), qui note que, selon "la croyance commune", la sagesse c'est la pensée vraie, et l'ignorance, c'est l'opinion fausse (comme dit le dialogue d'ailleurs à un certain moment); nous pouvons penser aussi à Isocrate. Les traductions seront celles de Diès.

(2) La discussion sur l'erreur a, aux yeux de Socrate lui-même, la valeur d'une digression: il reconnaît en effet (200 c-d) son tort d'avoir entrepris cette discussion avant d'arriver à une définition de la science, ce qui est une volte-face (de toute évidence feinte) pouvant avoir comme signification que toute cette discussion est, par rapport au sujet du dialogue, une parenthèse qui pouvait être évitée; cf. encore 187 d où Socrate hésite à soulever ce problème.

(3) Le sens "pensée", pour doxa, est cependant dominant dans la digression sur l'erreur (187 d-200 b).

(4) Rappelons que la solution du Sophiste ne passe pas par la définition de la science.

(5) Cité par Diès, Notice, p. 141.