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Philosophy of Sport

Païdeia et Sport

Leo-Paul Bordeleau
Universite d’Ottawa

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ABSTRACT: Can sport claim to be an educative means, and what becomes of Greek paideia in the world of sport? The author intends to answer these questions through the use of a semantic and historical clarification of the notions of sport and education. Indeed, on the one hand, sport appears like a social practice not much propitious to education; on the other hand, modern education seems to have deviated from the Greek paideia’s trajectory. Therefore, to take into account this deviation and, by doing so, to make precise the idea of education, and then demonstrate that sport carries all characteristics of modern rationality which has produced it, will allow the author to conclude that sport could be considered one of the preferential means of human beings’ formation. Nevertheless its educative function more likely belongs to the nature of "poïèsis" than to the nature of "praxis."

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I. De la païdeia à l'éducation

L'œuvre du logos

L’acte de naissance du projet éducatif occidental est originairement le produit du logos grec. Il correspond à l’avènement du concept, c’est-à-dire d'une volonté rationnelle et politique de ramener la diversité et la complexité de l’expérience humaine à son unité intelligible et sa totalité métaphysique. Ce mode original de penser, substitut de la croyance mythico-religieuse, était investi d'une finalité déterminée: il visait à écarter tout ce qui pouvait gêner la transparence de l’âme et, partant, l’objectivité de son savoir. Il marquait par là même le début d’une vision disjonctive de la réalité, qui allait devenir le signe identitaire de la pensée occidentale. C’est dans cette métaphysique dualiste que la pratique éducative prit racines, qu’elle devint un procédé de purgation du corps et de purification de l’âme, en vue d’une formation intégrale de l’individu humain. Cette oeuvre de païdeia était celle des philosophes-pédagogues de la Grèce classique; mais il s’agissait déjà d'une païdeia transformée; car, ils n’ont pas inventé à proprement parler la païdeia. Même si ce mot n’apparaît qu’au cours du Ve siècle avant notre ère pour désigner une oeuvre de formation appliquée aux enfants et aux adolescents en vue de leur rôle d’adultes et de citoyens, l’idée avait déjà cours en Grèce archaïque.(1) A cette époque, la pratique éducative marchait de pair avec la vie et la croissance de la communauté. Elle exprimait la tâche de prodiguer des soins, de transmettre et de conserver des savoir-faire, des manières familiales et communautaires de vivre. Elle était en somme une sorte de parturition bio-psychologique et sociale de l’enfant. C’est cette éducation originaire que les philosophes-pédagogues grecs ont récupéré, mais en établissant définitivement l’acte éducatif dans la discursivité rationnelle et l’ordre politique, selon un mode institutionnel et précurseur de l’école.

L'éducation moderne

La pratique éducative occidentale moderne va récupérer la manière grecque classique de procéder. Elle va s’employer obstinément à saisir l’homme à sa racine, à le sortir de sa naturalité, à le faire naître au monde de la connaissance vraie, à celui de la cité, de la justice et du bien, à plier son individualité en conformité avec une normativité universelle, à le diriger graduellement vers un monde de fonctions faisant de lui tantôt un bon citoyen, tantôt un honnête homme, et, aujourd’hui, un spécialiste compétent et performant.

L’épistémè galiléo-cartésienne, par exemple, n’a pas dévié de la trajectoire rationnelle instaurée par les penseurs grecs, lorsqu’elle proposait une nouvelle manière d’être humain, d’habiter le monde, d’éduquer l’homme et de traiter son mode corporel d'exister. Au contraire, elle la prolongeait, mais en tâchant d’écarter le monde de la vie et de la sensibilité. En effet, désormais ordonnée autour du privilège de la représentation conceptuelle et objective, cette nouvelle épistémè s’accommodait plus ou moins d’une nature sensible et de la vie, selon qu’on était pédagogue rationaliste [C. Fleury, 1675; G. F. Coyer, 1770; J. Verdier,1792], empiriste [J. Locke, 1693; E. B. Condillac, 1754], naturaliste [J. J. Rousseau, 1762; J. Chr. Guts Muths, 1793; H. Pestalozzi, 1807] ou matérialiste [C. A. Helvétius, 1773]. Toutefois, l’éducation corporelle n’était pas encore envisagée comme une spécialité; elle demeurait étroitement liée à celle de l’âme; on ne parlait ni d’éducation physique, ni d’éducation sportive. L’éducation corporelle était jugée nécessaire, dans la mesure où un corps sain, fort et habile, favorise le développement intellectuel et moral de l’âme, rend l’individu humain plus généralement utile à sa patrie, et le prépare aux divers emplois auxquels peut l’appeler l’intérêt national.

Ainsi, en se disjoignant de la nature sensible et de la vie, l’éducation moderne devenait étrangère à la païdeia grecque. De deux choses l’une: l’éducation humaine devait être rationnellement fondée et légitimée ou ne pas exister. Or, ce statut moderne de l’éducation avait déjà été esquissé par les humanistes de la Renaissance. Ces derniers avaient procédé au détournement d’une des racines étymologiques du mot éducation au profit d’une autre: au lieu de le référer au verbe latin educare, au sens vital de nourrir, de soigner et d’élever, ils invoquaient le terme educere dans son acception dirigiste et intellectualisante de conduire hors de ou de guider vers, et dont le lieu de prédilection était l’école.(2) C’est ainsi que l’éducation, quoique solidaire d’une pédagogie humaniste, fut rétrécie à la dimension d’une formation intellectuelle et de l’instruction, en vue de former un esprit toujours plus créateur et un corps toujours mieux dressé. Tel fut, à mon avis, le moment historique qui consacra la séparation de droit entre l’éducation par le savoir de la vie et l’éducation par le savoir rationnel.

L'éducation contemporaine

Le projet éducatif occidental contemporain, de même que sa rhétorique, sont le produit d'un processus de sédimentation, de stratification et de manipulation des modèles conceptuels et institutionnels antérieurs, dans la croyance indéfectible en la légitimité d'une éducation rationalisée et institutionnalisée. En fait, l’éducateur contemporain est au carrefour de quatre héritages d'inégale portée: l'héritage hébraïque, l'héritage gréco-romain, l'héritage galiléo-cartésien et l'héritage positiviste.(3) C'est ce dernier que je veux brièvement évoquer.

Depuis quelques décennies, on a installé l’éducation dans la perspective d’une rationalité techno-scientifique. On confond l’action d’éduquer à une pédagogie spécialisée, à une formation scolaire ou à une discipline spécifique, qui visent toutes à dispenser des savoirs techniques et/ou théoriques utilitaires. Un modèle techno-scientifique de l’éducation s’est ainsi développé sous la pression d'une conception positiviste de l'homme et d’une logique de l’efficacité, de la rentabilité et de l’utilité.(4) Les théoriciens de l’éducation tendent à privilégier l’expérimentation et le calcul à l’invention et la réflexion subjectives.(5) Ils travaillent à mettre en place des modèles et des techniques qui préparent les individus à des fonctions sectorialisées et spécialisées. Ils posent les objectifs de l’éducation dans l’optique de l’utile, c’est-à-dire dans l’acquisition d’une compétence particulière et d’une culture techno-scientifique. Ils orientent les exigences davantage vers le comment de l’action éducative que vers son pourquoi et son en vue de quoi; et lorsqu'ils évoquent le pourquoi, c'est pour interroger des objectifs, plutôt que des buts et des fins. Afin d’en assurer l’adaptation à des situations immédiates et précisément ciblées, ils privilégient plus la modification effective d’un comportement, voire d’une attitude, que la mise en place des éléments d’une formation intégrée dans une histoire individuelle qui prend graduellement conscience de son passé et de son avenir. Finalement, dans tous les cas, ils escamotent la référence au qui, c’est-à-dire à l’individu humain lui-même. L’éducateur d’aujourd’hui est ainsi réduit à sa fonction de transmetteur de savoirs et de savoir-faire, privilégiant l’educere à l’educare. Ce positivisme empirique prend la forme d’un positivisme logique. Le langage de l’éducation devient un discours de gestionnaires des pensées, des attitudes et des conduites; tandis que la validité et la vérification de ces dernières se substitue à leur vérité subjective d’expression. Mieux encore: ce positivisme empirico-logique éducatif a le pouvoir de récupérer des points de vue divergents. D’une part, il s’assimile le parti-pris personnaliste qu’on inscrit dans une logique libérale, mettant ainsi l’accent sur le respect des droits et libertés, sur le développement d’attitudes sociales de tolérance et de coexistence pacifique, sur la promotion des valeurs et de la créativité; mais, ce parti-pris personnaliste camoufle mal l’individualisme éclaté d’aujourd’hui: le concept de personne reste le masque désincarné de l’être humain. D’autre part, il s’approprie la nouvelle approche éducative axée sur le transculturel et la citoyenneté.

L'éducation: praxis ou poïèsis?

La pratique éducative occidentale a toujours oscillé entre deux grands types de finalité, le plus souvent disjoints l’un de l’autre: former l’individu humain pour lui-même d’abord, ou le former avant tout pour la société. Ces deux orientations ont déjà fait l’objet de théories et d’idéologies pédagogico-politiques nettement opposées: l’individualisme et le collectivisme. Nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Leur radicale opposition s’est fondue dans une sorte d’individualisme contradictoire. Ce dernier n’en montre pas moins leurs traces indélébiles.

Suivant la première finalité, il s'agit d'une éducation qui tend à saisir l’enfant et l’adolescent dans l’intégralité de leur être, pour les révéler à eux-mêmes et aux autres, avant et afin qu’ils se préparent à des fonctions sociales plus ou moins spécialisées. Plus ou moins organisée et structurée, cette formation éducative renvoie directement au monde de la vie comme à ce qui est la structure interne et le fondement de l’humain.(6) Au sens le plus originaire du terme, l’éducation prépare à la vie sous toutes ses formes, dans toute sa mouvante complexité et dans ses rapports originaux avec ces deux pôles contrastants que sont la Nature et l’Absolu. C’est en quoi l’éducation est une initiation. Initier, c’est introduire au primitif, au primordial, au fondamental, à l’essentiel. L’éducation-initiation se fait dans l’épreuve, d’abord obscure puis consciente, de la vie subjective, à la fois individuelle et sociale, en utilisant l’exemple, le témoignage, l’information et l’instruction. Dans ce cas, il s’agirait d’une éducation originaire que je nomme praxis.(7) Plus précisément encore, l’éducation originaire consiste à développer chez l’enfant et l’adolescent, par l’intermédiaire de l’autre déjà parvenu au stade de l’adulte, des capacités de sensualité, de sensibilité et d’affectivité, de parole, de jugement et de raisonnement, de discussion et de négociation, de décision et d’évaluation, d’apprentissage et de création, de liberté, d’autonomie et de responsabilité, de coexistence dans la diversité et le conflit, d’échange et de coopération, de respect et d’estime de l’autre, de reconnaissance et de respect des règles sociales, sous l’éclairage d’une raison sensible aux dimensions constitutives de l’être individuel et culturel. Elle est la construction d’une histoire individuelle humaine en rapport dissymétrique avec d’autres histoires individuelles humaines. Ses milieux naturels d’éclosion, de développement, de transmission et de conservation, sont la famille et la communauté culturelle.

Qu’en est-il du milieu scolaire ou de tout autre système, tel que le système sportif? J’estime qu’ils s'éloignent d'une éducation originaire au fur et à mesure que le rapport pédagogique est dominé par la transmission formelle, programmatique et contractuelle de techniques et de savoirs théoriques plus ou moins spécialisés, dont la visée est celle de compétences fonctionnelles, productives et rentables. La formation éducative évoquée plus haut au sens d’une praxis s’estompe et cède la place à une formation instructive qui peut être dite poïêsis.(8) Je précise que la praxis et la poïêsis sont deux actions constitutives de l’être même de l’individu humain. Celui-ci est naturellement contraint d’habiter le monde sur le mode existentiel et sur le mode utilitaire. Cependant, l’action éducative participe différemment de l’une ou de l’autre selon qu’elle est originaire ou fonctionnelle. Entre l’éducateur au sens originaire du terme et l’éducateur fonctionnel, lequel se confond avec l’instructeur, une nuance me paraît importante. Le premier se donne lui-même en témoignage de ce qu’il transmet et enseigne; il inspire l’autre et l’invite non pas à copier un comportement, mais à imiter son exemple. Le second donne à voir des habiletés à faire quelque chose efficacement; il dirige la démarche de l’autre et l’incite à suivre son exemple. On suit l’exemple de quelqu’un lorsque la conduite actuelle de l’éducateur-instructeur se propose comme parangon immédiat: je vous montre comment réussir cette action; veuillez donc la reproduire après moi. On imite l’exemple de quelqu’un s’il s’agit d’une action entièrement accomplie ou historiquement terminée et que l’on prend consciemment comme modèle, sans pour autant copier l’action. Omniprésente en éducation originaire, la praxis n’interagit pas moins avec la poïêsis; par contre, cette dernière prévaut dans toute autre espèce de formation. Or, c’est précisément avec la poïêsis que nous sommes renvoyés au second type de finalité de l’éducation. Cette finalité relève d’une raison politique, professionnelle, calculatrice et foncièrement théoricienne, puisqu’on vise d’abord le développement de compétences fonctionnelles et la promotion de valeurs déterminées par cette même raison. A la limitte, ce type de formation tient sa raison d’être de la production de résultats quantifiables et mesurables, mettant ainsi la vie individuelle et intersubjective en situation de pure extériorité. Mais, dans ce cas, l’usage du terme éducation est devenu abusif; il sert de masque et de paravent à une rhétorique pédagogico-étatique; nos systèmes et nos ministères d’éducation sont des trompe-l’oeil.

II. La fonction éducative du sport

A la lumière de ces considérations sur l’éducation, que dire de la fonction éducative du sport? Pour mieux la définir, je propose d'examiner brièvement le champ sémantique du terme sport et de dégager les caractéristiques propres au phénomène sportif.

Du deport au sport

La piste étymologique nous révèle que notre mot sport vient de l’ancien français deport ou desport, au sens d’amusement et de divertissement; dans le verbe ancien se déporter, on retrouve le sens de se départir de quelque chose.(9) Ces vocables ont cours à une époque - XIVe et XVe siècles - qui verra naître la distinction entre un temps de travail et un temps de loisir, selon les exigences de la civilité. Ils signifiaient donc un détournement vers un ailleurs que le monde du labeur quotidien, là où l’homme pouvait donner libre cours à la fantaisie du mouvement corporel, imaginatif ou intellectuel, et au plaisir qui s’y rattachait. Ils ouvraient ainsi un nouvel horizon de sens et de valeurs, lié à la dimension ludique de l’existence humaine, permettant à l’homme de la Renaissance et de la période classique de disposer de soi-même et de son temps selon les normes de la civilité. Car, le deport/desport n’était pas simple oisiveté. Il s’agissait d’un comportement qu’on affichait comme une discipline de l’expression de soi qui, finalement, s’avérait une discipline sociale profondément soumise au régime de la règle de civilité. Il se cacherait donc dans le mot sport l’idée de divertissement régulé, apparentée à celle de se départir d’un fardeau.

N’est-ce pas ce que nous indique aussi la trame historique du phénomène sportif dans le champ des pratiques sociales de l’homme? En effet, avec son entrée en milieu scolaire et son olympisation, au XIXe siècle, le sport n’a cessé d’être un détournement, aux accents plus systématiques cependant, c’est-à-dire profondément moralisateurs et nationalistes. Le début du XXe siècle lui donna le statut d’un sous-système dans le système économico-politique du temps. Le sport pris alors la stature d’un faire multidimensionnel, caractérisé par l’idéologie du progrès et de la perfectibilité indéfinie de l’homme, de la virilisation des corps et des individus, de la spectacularisation et de la mercantilisation de leurs performances, de l’effort agonistique et compétitif en vue d’un enjeu communément poursuivi mais individuellement atteint, et, finalement, de l’universalité de la règle. Le sport venait de naître à son essence.

La vocation formatrice du sport

Le sport est donc né avec la modernité à titre de divertissement.(10) Cette marque identitaire ne l'a jamais quitté. Qu'on le saisisse en contexte scolaire, récréatif ou professionnel, le sport est toujours investi du désir de distraire aux deux sens de ce terme. Tout en étant un amusement, il constitue aussi une sorte de diversion et, plus fondamentalement encore, un détournement. Or, c'est en tant que tel que le sport sert à former l'homme, c'est-à-dire très précisément à lui donner une configuration nouvelle, à le mouler et à le structurer autrement.

Paradoxe de la modernité, le sport se présente comme le syncrétisme de tout ce que le vouloir rationnel moderne a pu produire d'explication, de légitimation, de culturation et d'institutionnalisation des corps humains et, partant, de la vie des individus humains. Il véhicule les valeurs les plus contradictoires, allant de la soi-disant fraternité des peuples jusqu'au culte égotiste du héros, en passant par l'exhaltation des émotions, de la souffrance, du plaisir, de la raison technicienne, des performances corporelles, de l'image de soi, du volontarisme, de la compétitivité et du profit. Dès lors, le sport actuel se manifeste comme un divertissement qui incite le sportif à s'extravertir, à quêter la reconnaissance des autres, à s'évader d'une intériorité subjective jugée trop gênante, finalement à fuir une condition humaine par trop marquée de vulnérabilité et de finitude. En effet, n'est-ce pas précisément la condition humaine, en tant que celle-ci est corporelle c'est-à-dire faillible, que le sportif tente de dépasser? N'est-ce pas la poursuite d'un au-delà de la finitude corporelle qu'atteste le fameux leitmotiv: citius, altius, fortius? Or, cette transcendance des limites corporelles constitue l’enjeu obstiné de toutes les formes du discours sportif et ce qui ensigne (au sens de marquer de signes) de part en part la pratique sportive proprement dite. Mieux encore: la poursuite tenace d’une telle transcendance correspond à la quête de soi-même par le sportif. Toutefois, il s’agit d’une quête qui requiert la confrontation agonistique avec l'autre et son regard approbateur, plutôt que sa participation et le partage. A ce compte, l'ouverture à l'altérité serait davantage un prétexte qu’une raison véritable à la construction de l'identité individuelle. C'est en quoi je comprends le sport comme une poïêsis. Plus précisément encore, je fais tenir sa réalité et sa signification dans le concept de faire poïêtique, au sens d'une fabrication qui produit des résultats observables, mesurables, profitables et spectacularisables, c'est-à-dire tout en extériorité. En outre, ce faire poïêtique doit sa consistance ontologique et sa légitimité au discours qui le définit; il est le produit du régime de la règle. Le tableau suivant illustre cette idée complexe du sport.

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En guise de conclusion

Le sport a-t-il vraiment une fonction éducative? J’ai considéré l’éducation et le sport de la manière la plus générale et la plus essentielle possible. Si mon point de vue est exact, bien que discutable, il faudrait répondre à cette question par la négative. Le sport n'éduque pas parce qu’il n’en a pas les moyens; ou plutôt, il n’est pas une activité éducative au sens originaire de ce terme. La forme pédagogique du langage sportif est complètement structurée par un vouloir rationnellement constitué, en vue d’une action rationnellement effectuée et mesurable. Cette structuration et cette effectuation sont l’oeuvre d’un discours informatif, instructif, performatif et promoteur, afin de produire des résultats observables, mesurables et profitables. Le sport est moins une praxis qu’une poïêsis. Il est un modèle de gestion rationnelle et raisonnable de la vie. Je ne retouve pas dans la formation par la pratique sportive les ingrédients essentiels de l’éducation originaire. La pratique sportive ne saisit pas l’homme - notamment l’enfant et l’adolescent - à sa racine et dans son intégralité, pour le révéler à lui-même et à l’autre, afin qu’il se prépare à des fonctions citoyennes plus ou moins spécifiques. Elle ne renvoie pas directement au monde de la vie comme structure interne et fondationnelle de tout ce qui est humain. Certes, elle met l’accent sur le développement d’habiletés sensori-motrices, sur l’apprentissage de l’affirmation de soi, du courage, de la persévérance, de la discipline, de l’autorité, de la coexistence dans la confrontation, d’une responsabilité loyale et légale, du respect d’autrui et des règles. Mais, puisque cette pratique est l’expression d’une volonté d’accumulation matérielle et symbolique, qu’elle est marquée de l’obsession de la quantité, qu’elle est un tissu de techniques et de règles incorporées dans un système essentiellement rationnel et compétitif, elle neutralise l’originalité et la singularité des capacités subjectives de sensualité, de sensibilité, d’affectivité, de désir propre, de jugement critique, de discussion, de création et de liberté intérieure. Dans la pratique sportive, ces capacités intérieures ne sont atteintes qu’à titre d’effets et non de causes de la formation du sportif.

Dès lors, le parti-pris d’extériorité du sport en fait un moyen de formation spécialisée. Que forme-t-il au juste? Non pas les individus humains dans l’intégralité et la complexité de leur être. Très spécifiquement, le sport forme leur corps et ses potentialités sensori-motrices, ainsi que leur volonté de vaincre les obstacles qui entravent la quête de soi-même, parmi lesquels se trouve le corps lui-même. Ce qui est non pas nié mais mis hors jeu dans cette formation spécialisée, c'est l'apprentissage d'une vie intégralement faite d’affectivité, de réflexion critique, de liberté intérieure, de spiritualité et de finitude. Ce qui est promu, c’est l’homme de l’action efficace, agonistique, performante, compétitive et spectaculaire. Comment pourrait-il en être autrement, puisque le sport est essentiellement constitué par une logique activiste, productiviste, agonistique, performative et spectacularisante, qui est précisément celle d'un faire poïètique? Une formation qui ne peut témoigner de l'humain en quête de sensibilité intelligente, d'intelligence réfléchie, de liberté intérieure, d’action efficace, de bien vivre subjectif et convivial, ne saurait être une véritable éducation. Car, si éduquer c'est former, former n'est pas encore éduquer. Ainsi, trop étranger à la païdeia et à l’originaire de l’éducation, le sport s’affiche comme un faux prétendant à l’action d’éduquer. Lorsqu’on le coiffe de ce titre, c’est qu’on le déguise d’un masque et d’un paravent.

Est-ce à dire que le professionnel qui instruit, enseigne ou informe à propos des techniques, des fonctions, des enjeux et des objectifs propres aux activités sportives, ne peut être dit éducateur? Pour éclairer cette question, il importe de noter que l’éducation originaire, c’est-à-dire prise dans ce qu’elle a de plus essentiel, n’est pas à proprement parler une formation spécialisée; elle ne peut être une profession, ni requérir un professionnel. Le professionnel sportif peut bien s’adonner à une éducation fonctionnelle et être dit éducateur; ce faisant, il peut inculquer le respect des valeurs et suggérer un sens à la vie humaine. Mais, toujours, son action est foncièrement marquée par la logique d’un système et la rationalité des règles; pratiquant l’educere, il agit comme un instructeur. Certes, le sportif peut ne pas s’exclure de la dimension originaire de l’éducation; mais, c’est à la condition de consentir au développement intégral de son être, de se placer dans la visée praxique et poïêtique de l’émergence d’un sujet humain, de décider de la quête du sens qui vaut pour lui la peine d’être réalisé. Mais alors, puisque cet individu humain n’est pas exclusivement sportif, il lui faut sortir du système sportif et de son idéologie.

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Notes

(1) Le mort païdeia étant absent dans la poésie d’Homère, Werner JAEGER suggère le terme aristeia pour traduire l’idéal éducatif homérique, référant ainsi à l’areté qui représentait "un mélange de fierté, de moralité courtoise et de valeur guerrière" (Païdeia. La formation de l’homme grec, Paris, Gallimard, 1964, p. 77 et 321). Je considère l’éducation homérique non comme un modèle, mais comme une source d’inspiration et un exemple de vision intégrale de l’éducation.

(2) Le Dictionnaire étymologique de W. von WARTBURG fait apparaître le mot éducation vers 1527, c'est-à-dire en plein contexte de civilité et de formation humaniste. Par ailleurs, Philippe ARIES précise qu'au début de l'époque classique, le mot éducation "est employé concurremment avec le mot institution, qui tombera en désuétude, et [qu'il] est encore parfois opposé au mot instruction. Toutefois, on distinguera de moins en moins les deux sens". L'auteur ajoute que l'éducation prend alors le sens de "manière dont on élève et on instruit les enfants [selon le ] Dictionnaire de Richelet" ("Problèmes de l'éducation", dans La France et les Français, sous la direction de Michel François, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1972 , p. 916.

(3) Léo-Paul BORDELEAU: "Éducation corporelle et affectivité", dans Repenser l'éducation. Repères et perspectives, sous la direction de A. Giroux, Ottawa, Presses de l'Université d'Ottawa, 1998.

(4) La littérature en sciences de l’éducation est abondante et se développe, à quelques exceptions près, dans un esprit positiviste. Je signale les publications québécoises suivantes: BRIEN, Robert: Science cognitive et formation, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1990; ÉTHIER, Gérard: La gestion de l’excellence en éducation, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1989; MORIN, Lucien et BRUNET, Louis: Philosophie de l’éducation. T. I: Les sciences de l’éducation, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1992. Par ailleurs, une mise en perspective et une critique de la démarche des sciences de l’éducation sont développées dans HANNOUN, Hubert et DROUIN-HANS, Anne-Marie, (sous la direction de): Pour une philosophie de l’éducation, Dijon, CRDP de Bourgogne, 1994; FOUREZ, Gérard: Éduquer, écoles, éthiques, sociétés, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 164-169; REBOUL, Olivier: La philosophie de l’éducation, Paris, PUF, p. 7-9 et p. 95-101.

(5) L’expérimentation renvoie ici à tout apprentissage acquis à la façon d’un travail de laboratoire, là où des scénarios sont mis en place, des problèmes de "cas" sont échaffaudés, des méthodes logiques sont développées et mises à l’épreuve. La pensée est alors employée à calculer, à décomposer des ensembles complexes et à les simplifier, afin de proposer des solutions utiles et immédiatement applicables. C’est ainsi que cette pensée computationnelle l’emporte sur la pensée réfléchissante.

(6) Cette constitution ontologique fondationnelle de l’éducation conserve quelques éléments de la païdeia grecque qui, tout en étant régie par un logos rationnel, se donnait pour but d’instaurer et de préserver des rapports équilibrés entre le corps et l’âme et, dans le corps et l’âme, entre leurs parties respectives, par les moyens de la gymnastique, de la danse, de la musique et de la philosophie; car, ce qui était recherché par l’homme grec, en tant que microcosme, c’était d’imiter le macrocosme.

(7) Le sens que je donne ici à la praxis est d’inspiration aristotélicienne et marxienne. Je prends ce terme dans son acception originaire, c’est-à-dire celle d’une production (producere : mener à l’être ou à l’existence) de sa vie par le sujet humain en situation socio-culturelle, et non simplement la confection de matériaux qui seraient utiles au sujet. Elle est l’activité humaine concrète, subjective et immanente, de production de soi, conformément à la structure propre de chaque individu qui porte en lui-même l’essence de son vivre, lui permettant ainsi de se transformer tout en transformant la nature ou le monde, selon une relation dialectique.

(8) Suivant son acception originaire grecque et compte tenu de l’usage qu’il reçoit dans la littérature savante d’aujourd’hui, le terme poïêsis traduit ici l’idée d’une action qui crée, fabrique ou confectionne des objets, des oeuvres ou des idées ayant un statut instrumental, et dont la finalité et les résultats sont marqués d’extériorité. Ces derniers sont donc observables, objectivables, voire mesurables. La poïêsis est donc une action plus transitive qu’immanente, au sens où elle fait sortir son auteur hors de lui-même, se déporte et se réalise dans un ouvrage extérieur dont le dessein fut intérieurement conçu. Elle est plus ou moins instrumentale selon qu’elle produit des outillages matériels, mentaux et institutionnels, servant à la réalisation de projets concrets, ou qu’elle se déploie sur le mode artistique.

(9) BLOCH et von WARTBURG: Dictionnaire étymologique de la langue française, 1964. Frédéric GODEFROY: Dictionnaire de l’ancienne langue française du IXe au XVe siècles, 1961.

(10) On ne découvre aucun vocable chez les Grecs, les Romains et les Médiévaux, pouvant servir de synonyme ou d’équivalent à notre mot sport. Pourtant, n’y trouve-t-on pas des activités ou des exercices qui ressemblent aux nôtres, voire qui en sont les ancêtres? Or, il importe de faire ici des distinctions judicieuses: la ressemblance matérielle entre les activités corporelles d’une époque à l’autre, ou leur provenance d’activités naturelles, n’en font pas nécessairement des activités sportives; il faut aussi et surtout considérer le contexte socio-culturel, les intentions, les motivations, les normes, les objectifs et le discours, qui mettent en forme, structurent et orientent ces activités. Dans la mesure où l’apparition plus ou moins soudaine d’un mot dans une communauté linguistique indique presque toujours un changement de la vie des individus qui la composent, on peut supposer que la chose qu’il désigne est sa contemporaine. C’est pourquoi je soutiens que le phénomène sportif est un produit moderne.

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