Païdeia et Sport Leo-Paul Bordeleau
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I. De la païdeia à l'éducation L'uvre du logos Lacte de naissance du projet éducatif occidental est originairement le produit du logos grec. Il correspond à lavènement du concept, cest-à-dire d'une volonté rationnelle et politique de ramener la diversité et la complexité de lexpérience humaine à son unité intelligible et sa totalité métaphysique. Ce mode original de penser, substitut de la croyance mythico-religieuse, était investi d'une finalité déterminée: il visait à écarter tout ce qui pouvait gêner la transparence de lâme et, partant, lobjectivité de son savoir. Il marquait par là même le début dune vision disjonctive de la réalité, qui allait devenir le signe identitaire de la pensée occidentale. Cest dans cette métaphysique dualiste que la pratique éducative prit racines, quelle devint un procédé de purgation du corps et de purification de lâme, en vue dune formation intégrale de lindividu humain. Cette oeuvre de païdeia était celle des philosophes-pédagogues de la Grèce classique; mais il sagissait déjà d'une païdeia transformée; car, ils nont pas inventé à proprement parler la païdeia. Même si ce mot napparaît quau cours du Ve siècle avant notre ère pour désigner une oeuvre de formation appliquée aux enfants et aux adolescents en vue de leur rôle dadultes et de citoyens, lidée avait déjà cours en Grèce archaïque.(1) A cette époque, la pratique éducative marchait de pair avec la vie et la croissance de la communauté. Elle exprimait la tâche de prodiguer des soins, de transmettre et de conserver des savoir-faire, des manières familiales et communautaires de vivre. Elle était en somme une sorte de parturition bio-psychologique et sociale de lenfant. Cest cette éducation originaire que les philosophes-pédagogues grecs ont récupéré, mais en établissant définitivement lacte éducatif dans la discursivité rationnelle et lordre politique, selon un mode institutionnel et précurseur de lécole. L'éducation moderne La pratique éducative occidentale moderne va récupérer la manière grecque classique de procéder. Elle va semployer obstinément à saisir lhomme à sa racine, à le sortir de sa naturalité, à le faire naître au monde de la connaissance vraie, à celui de la cité, de la justice et du bien, à plier son individualité en conformité avec une normativité universelle, à le diriger graduellement vers un monde de fonctions faisant de lui tantôt un bon citoyen, tantôt un honnête homme, et, aujourdhui, un spécialiste compétent et performant. Lépistémè galiléo-cartésienne, par exemple, na pas dévié de la trajectoire rationnelle instaurée par les penseurs grecs, lorsquelle proposait une nouvelle manière dêtre humain, dhabiter le monde, déduquer lhomme et de traiter son mode corporel d'exister. Au contraire, elle la prolongeait, mais en tâchant décarter le monde de la vie et de la sensibilité. En effet, désormais ordonnée autour du privilège de la représentation conceptuelle et objective, cette nouvelle épistémè saccommodait plus ou moins dune nature sensible et de la vie, selon quon était pédagogue rationaliste [C. Fleury, 1675; G. F. Coyer, 1770; J. Verdier,1792], empiriste [J. Locke, 1693; E. B. Condillac, 1754], naturaliste [J. J. Rousseau, 1762; J. Chr. Guts Muths, 1793; H. Pestalozzi, 1807] ou matérialiste [C. A. Helvétius, 1773]. Toutefois, léducation corporelle nétait pas encore envisagée comme une spécialité; elle demeurait étroitement liée à celle de lâme; on ne parlait ni déducation physique, ni déducation sportive. Léducation corporelle était jugée nécessaire, dans la mesure où un corps sain, fort et habile, favorise le développement intellectuel et moral de lâme, rend lindividu humain plus généralement utile à sa patrie, et le prépare aux divers emplois auxquels peut lappeler lintérêt national. Ainsi, en se disjoignant de la nature sensible et de la vie, léducation moderne devenait étrangère à la païdeia grecque. De deux choses lune: léducation humaine devait être rationnellement fondée et légitimée ou ne pas exister. Or, ce statut moderne de léducation avait déjà été esquissé par les humanistes de la Renaissance. Ces derniers avaient procédé au détournement dune des racines étymologiques du mot éducation au profit dune autre: au lieu de le référer au verbe latin educare, au sens vital de nourrir, de soigner et délever, ils invoquaient le terme educere dans son acception dirigiste et intellectualisante de conduire hors de ou de guider vers, et dont le lieu de prédilection était lécole.(2) Cest ainsi que léducation, quoique solidaire dune pédagogie humaniste, fut rétrécie à la dimension dune formation intellectuelle et de linstruction, en vue de former un esprit toujours plus créateur et un corps toujours mieux dressé. Tel fut, à mon avis, le moment historique qui consacra la séparation de droit entre léducation par le savoir de la vie et léducation par le savoir rationnel. L'éducation contemporaine Le projet éducatif occidental contemporain, de même que sa rhétorique, sont le produit d'un processus de sédimentation, de stratification et de manipulation des modèles conceptuels et institutionnels antérieurs, dans la croyance indéfectible en la légitimité d'une éducation rationalisée et institutionnalisée. En fait, léducateur contemporain est au carrefour de quatre héritages d'inégale portée: l'héritage hébraïque, l'héritage gréco-romain, l'héritage galiléo-cartésien et l'héritage positiviste.(3) C'est ce dernier que je veux brièvement évoquer. Depuis quelques décennies, on a installé léducation dans la perspective dune rationalité techno-scientifique. On confond laction déduquer à une pédagogie spécialisée, à une formation scolaire ou à une discipline spécifique, qui visent toutes à dispenser des savoirs techniques et/ou théoriques utilitaires. Un modèle techno-scientifique de léducation sest ainsi développé sous la pression d'une conception positiviste de l'homme et dune logique de lefficacité, de la rentabilité et de lutilité.(4) Les théoriciens de léducation tendent à privilégier lexpérimentation et le calcul à linvention et la réflexion subjectives.(5) Ils travaillent à mettre en place des modèles et des techniques qui préparent les individus à des fonctions sectorialisées et spécialisées. Ils posent les objectifs de léducation dans loptique de lutile, cest-à-dire dans lacquisition dune compétence particulière et dune culture techno-scientifique. Ils orientent les exigences davantage vers le comment de laction éducative que vers son pourquoi et son en vue de quoi; et lorsqu'ils évoquent le pourquoi, c'est pour interroger des objectifs, plutôt que des buts et des fins. Afin den assurer ladaptation à des situations immédiates et précisément ciblées, ils privilégient plus la modification effective dun comportement, voire dune attitude, que la mise en place des éléments dune formation intégrée dans une histoire individuelle qui prend graduellement conscience de son passé et de son avenir. Finalement, dans tous les cas, ils escamotent la référence au qui, cest-à-dire à lindividu humain lui-même. Léducateur daujourdhui est ainsi réduit à sa fonction de transmetteur de savoirs et de savoir-faire, privilégiant leducere à leducare. Ce positivisme empirique prend la forme dun positivisme logique. Le langage de léducation devient un discours de gestionnaires des pensées, des attitudes et des conduites; tandis que la validité et la vérification de ces dernières se substitue à leur vérité subjective dexpression. Mieux encore: ce positivisme empirico-logique éducatif a le pouvoir de récupérer des points de vue divergents. Dune part, il sassimile le parti-pris personnaliste quon inscrit dans une logique libérale, mettant ainsi laccent sur le respect des droits et libertés, sur le développement dattitudes sociales de tolérance et de coexistence pacifique, sur la promotion des valeurs et de la créativité; mais, ce parti-pris personnaliste camoufle mal lindividualisme éclaté daujourdhui: le concept de personne reste le masque désincarné de lêtre humain. Dautre part, il sapproprie la nouvelle approche éducative axée sur le transculturel et la citoyenneté. L'éducation: praxis ou poïèsis? La pratique éducative occidentale a toujours oscillé entre deux grands types de finalité, le plus souvent disjoints lun de lautre: former lindividu humain pour lui-même dabord, ou le former avant tout pour la société. Ces deux orientations ont déjà fait lobjet de théories et didéologies pédagogico-politiques nettement opposées: lindividualisme et le collectivisme. Nous nen sommes plus là aujourdhui. Leur radicale opposition sest fondue dans une sorte dindividualisme contradictoire. Ce dernier nen montre pas moins leurs traces indélébiles. Suivant la première finalité, il s'agit d'une éducation qui tend à saisir lenfant et ladolescent dans lintégralité de leur être, pour les révéler à eux-mêmes et aux autres, avant et afin quils se préparent à des fonctions sociales plus ou moins spécialisées. Plus ou moins organisée et structurée, cette formation éducative renvoie directement au monde de la vie comme à ce qui est la structure interne et le fondement de lhumain.(6) Au sens le plus originaire du terme, léducation prépare à la vie sous toutes ses formes, dans toute sa mouvante complexité et dans ses rapports originaux avec ces deux pôles contrastants que sont la Nature et lAbsolu. Cest en quoi léducation est une initiation. Initier, cest introduire au primitif, au primordial, au fondamental, à lessentiel. Léducation-initiation se fait dans lépreuve, dabord obscure puis consciente, de la vie subjective, à la fois individuelle et sociale, en utilisant lexemple, le témoignage, linformation et linstruction. Dans ce cas, il sagirait dune éducation originaire que je nomme praxis.(7) Plus précisément encore, léducation originaire consiste à développer chez lenfant et ladolescent, par lintermédiaire de lautre déjà parvenu au stade de ladulte, des capacités de sensualité, de sensibilité et daffectivité, de parole, de jugement et de raisonnement, de discussion et de négociation, de décision et dévaluation, dapprentissage et de création, de liberté, dautonomie et de responsabilité, de coexistence dans la diversité et le conflit, déchange et de coopération, de respect et destime de lautre, de reconnaissance et de respect des règles sociales, sous léclairage dune raison sensible aux dimensions constitutives de lêtre individuel et culturel. Elle est la construction dune histoire individuelle humaine en rapport dissymétrique avec dautres histoires individuelles humaines. Ses milieux naturels déclosion, de développement, de transmission et de conservation, sont la famille et la communauté culturelle. Quen est-il du milieu scolaire ou de tout autre système, tel que le système sportif? Jestime quils s'éloignent d'une éducation originaire au fur et à mesure que le rapport pédagogique est dominé par la transmission formelle, programmatique et contractuelle de techniques et de savoirs théoriques plus ou moins spécialisés, dont la visée est celle de compétences fonctionnelles, productives et rentables. La formation éducative évoquée plus haut au sens dune praxis sestompe et cède la place à une formation instructive qui peut être dite poïêsis.(8) Je précise que la praxis et la poïêsis sont deux actions constitutives de lêtre même de lindividu humain. Celui-ci est naturellement contraint dhabiter le monde sur le mode existentiel et sur le mode utilitaire. Cependant, laction éducative participe différemment de lune ou de lautre selon quelle est originaire ou fonctionnelle. Entre léducateur au sens originaire du terme et léducateur fonctionnel, lequel se confond avec linstructeur, une nuance me paraît importante. Le premier se donne lui-même en témoignage de ce quil transmet et enseigne; il inspire lautre et linvite non pas à copier un comportement, mais à imiter son exemple. Le second donne à voir des habiletés à faire quelque chose efficacement; il dirige la démarche de lautre et lincite à suivre son exemple. On suit lexemple de quelquun lorsque la conduite actuelle de léducateur-instructeur se propose comme parangon immédiat: je vous montre comment réussir cette action; veuillez donc la reproduire après moi. On imite lexemple de quelquun sil sagit dune action entièrement accomplie ou historiquement terminée et que lon prend consciemment comme modèle, sans pour autant copier laction. Omniprésente en éducation originaire, la praxis ninteragit pas moins avec la poïêsis; par contre, cette dernière prévaut dans toute autre espèce de formation. Or, cest précisément avec la poïêsis que nous sommes renvoyés au second type de finalité de léducation. Cette finalité relève dune raison politique, professionnelle, calculatrice et foncièrement théoricienne, puisquon vise dabord le développement de compétences fonctionnelles et la promotion de valeurs déterminées par cette même raison. A la limitte, ce type de formation tient sa raison dêtre de la production de résultats quantifiables et mesurables, mettant ainsi la vie individuelle et intersubjective en situation de pure extériorité. Mais, dans ce cas, lusage du terme éducation est devenu abusif; il sert de masque et de paravent à une rhétorique pédagogico-étatique; nos systèmes et nos ministères déducation sont des trompe-loeil. II. La fonction éducative du sport A la lumière de ces considérations sur léducation, que dire de la fonction éducative du sport? Pour mieux la définir, je propose d'examiner brièvement le champ sémantique du terme sport et de dégager les caractéristiques propres au phénomène sportif. Du deport au sport La piste étymologique nous révèle que notre mot sport vient de lancien français deport ou desport, au sens damusement et de divertissement; dans le verbe ancien se déporter, on retrouve le sens de se départir de quelque chose.(9) Ces vocables ont cours à une époque - XIVe et XVe siècles - qui verra naître la distinction entre un temps de travail et un temps de loisir, selon les exigences de la civilité. Ils signifiaient donc un détournement vers un ailleurs que le monde du labeur quotidien, là où lhomme pouvait donner libre cours à la fantaisie du mouvement corporel, imaginatif ou intellectuel, et au plaisir qui sy rattachait. Ils ouvraient ainsi un nouvel horizon de sens et de valeurs, lié à la dimension ludique de lexistence humaine, permettant à lhomme de la Renaissance et de la période classique de disposer de soi-même et de son temps selon les normes de la civilité. Car, le deport/desport nétait pas simple oisiveté. Il sagissait dun comportement quon affichait comme une discipline de lexpression de soi qui, finalement, savérait une discipline sociale profondément soumise au régime de la règle de civilité. Il se cacherait donc dans le mot sport lidée de divertissement régulé, apparentée à celle de se départir dun fardeau. Nest-ce pas ce que nous indique aussi la trame historique du phénomène sportif dans le champ des pratiques sociales de lhomme? En effet, avec son entrée en milieu scolaire et son olympisation, au XIXe siècle, le sport na cessé dêtre un détournement, aux accents plus systématiques cependant, cest-à-dire profondément moralisateurs et nationalistes. Le début du XXe siècle lui donna le statut dun sous-système dans le système économico-politique du temps. Le sport pris alors la stature dun faire multidimensionnel, caractérisé par lidéologie du progrès et de la perfectibilité indéfinie de lhomme, de la virilisation des corps et des individus, de la spectacularisation et de la mercantilisation de leurs performances, de leffort agonistique et compétitif en vue dun enjeu communément poursuivi mais individuellement atteint, et, finalement, de luniversalité de la règle. Le sport venait de naître à son essence. La vocation formatrice du sport Le sport est donc né avec la modernité à titre de divertissement.(10) Cette marque identitaire ne l'a jamais quitté. Qu'on le saisisse en contexte scolaire, récréatif ou professionnel, le sport est toujours investi du désir de distraire aux deux sens de ce terme. Tout en étant un amusement, il constitue aussi une sorte de diversion et, plus fondamentalement encore, un détournement. Or, c'est en tant que tel que le sport sert à former l'homme, c'est-à-dire très précisément à lui donner une configuration nouvelle, à le mouler et à le structurer autrement. Paradoxe de la modernité, le sport se présente comme le syncrétisme de tout ce que le vouloir rationnel moderne a pu produire d'explication, de légitimation, de culturation et d'institutionnalisation des corps humains et, partant, de la vie des individus humains. Il véhicule les valeurs les plus contradictoires, allant de la soi-disant fraternité des peuples jusqu'au culte égotiste du héros, en passant par l'exhaltation des émotions, de la souffrance, du plaisir, de la raison technicienne, des performances corporelles, de l'image de soi, du volontarisme, de la compétitivité et du profit. Dès lors, le sport actuel se manifeste comme un divertissement qui incite le sportif à s'extravertir, à quêter la reconnaissance des autres, à s'évader d'une intériorité subjective jugée trop gênante, finalement à fuir une condition humaine par trop marquée de vulnérabilité et de finitude. En effet, n'est-ce pas précisément la condition humaine, en tant que celle-ci est corporelle c'est-à-dire faillible, que le sportif tente de dépasser? N'est-ce pas la poursuite d'un au-delà de la finitude corporelle qu'atteste le fameux leitmotiv: citius, altius, fortius? Or, cette transcendance des limites corporelles constitue lenjeu obstiné de toutes les formes du discours sportif et ce qui ensigne (au sens de marquer de signes) de part en part la pratique sportive proprement dite. Mieux encore: la poursuite tenace dune telle transcendance correspond à la quête de soi-même par le sportif. Toutefois, il sagit dune quête qui requiert la confrontation agonistique avec l'autre et son regard approbateur, plutôt que sa participation et le partage. A ce compte, l'ouverture à l'altérité serait davantage un prétexte quune raison véritable à la construction de l'identité individuelle. C'est en quoi je comprends le sport comme une poïêsis. Plus précisément encore, je fais tenir sa réalité et sa signification dans le concept de faire poïêtique, au sens d'une fabrication qui produit des résultats observables, mesurables, profitables et spectacularisables, c'est-à-dire tout en extériorité. En outre, ce faire poïêtique doit sa consistance ontologique et sa légitimité au discours qui le définit; il est le produit du régime de la règle. Le tableau suivant illustre cette idée complexe du sport. En guise de conclusion Le sport a-t-il vraiment une fonction éducative? Jai considéré léducation et le sport de la manière la plus générale et la plus essentielle possible. Si mon point de vue est exact, bien que discutable, il faudrait répondre à cette question par la négative. Le sport n'éduque pas parce quil nen a pas les moyens; ou plutôt, il nest pas une activité éducative au sens originaire de ce terme. La forme pédagogique du langage sportif est complètement structurée par un vouloir rationnellement constitué, en vue dune action rationnellement effectuée et mesurable. Cette structuration et cette effectuation sont loeuvre dun discours informatif, instructif, performatif et promoteur, afin de produire des résultats observables, mesurables et profitables. Le sport est moins une praxis quune poïêsis. Il est un modèle de gestion rationnelle et raisonnable de la vie. Je ne retouve pas dans la formation par la pratique sportive les ingrédients essentiels de léducation originaire. La pratique sportive ne saisit pas lhomme - notamment lenfant et ladolescent - à sa racine et dans son intégralité, pour le révéler à lui-même et à lautre, afin quil se prépare à des fonctions citoyennes plus ou moins spécifiques. Elle ne renvoie pas directement au monde de la vie comme structure interne et fondationnelle de tout ce qui est humain. Certes, elle met laccent sur le développement dhabiletés sensori-motrices, sur lapprentissage de laffirmation de soi, du courage, de la persévérance, de la discipline, de lautorité, de la coexistence dans la confrontation, dune responsabilité loyale et légale, du respect dautrui et des règles. Mais, puisque cette pratique est lexpression dune volonté daccumulation matérielle et symbolique, quelle est marquée de lobsession de la quantité, quelle est un tissu de techniques et de règles incorporées dans un système essentiellement rationnel et compétitif, elle neutralise loriginalité et la singularité des capacités subjectives de sensualité, de sensibilité, daffectivité, de désir propre, de jugement critique, de discussion, de création et de liberté intérieure. Dans la pratique sportive, ces capacités intérieures ne sont atteintes quà titre deffets et non de causes de la formation du sportif. Dès lors, le parti-pris dextériorité du sport en fait un moyen de formation spécialisée. Que forme-t-il au juste? Non pas les individus humains dans lintégralité et la complexité de leur être. Très spécifiquement, le sport forme leur corps et ses potentialités sensori-motrices, ainsi que leur volonté de vaincre les obstacles qui entravent la quête de soi-même, parmi lesquels se trouve le corps lui-même. Ce qui est non pas nié mais mis hors jeu dans cette formation spécialisée, c'est l'apprentissage d'une vie intégralement faite daffectivité, de réflexion critique, de liberté intérieure, de spiritualité et de finitude. Ce qui est promu, cest lhomme de laction efficace, agonistique, performante, compétitive et spectaculaire. Comment pourrait-il en être autrement, puisque le sport est essentiellement constitué par une logique activiste, productiviste, agonistique, performative et spectacularisante, qui est précisément celle d'un faire poïètique? Une formation qui ne peut témoigner de l'humain en quête de sensibilité intelligente, d'intelligence réfléchie, de liberté intérieure, daction efficace, de bien vivre subjectif et convivial, ne saurait être une véritable éducation. Car, si éduquer c'est former, former n'est pas encore éduquer. Ainsi, trop étranger à la païdeia et à loriginaire de léducation, le sport saffiche comme un faux prétendant à laction déduquer. Lorsquon le coiffe de ce titre, cest quon le déguise dun masque et dun paravent. Est-ce à dire que le professionnel qui instruit, enseigne ou informe à propos des techniques, des fonctions, des enjeux et des objectifs propres aux activités sportives, ne peut être dit éducateur? Pour éclairer cette question, il importe de noter que léducation originaire, cest-à-dire prise dans ce quelle a de plus essentiel, nest pas à proprement parler une formation spécialisée; elle ne peut être une profession, ni requérir un professionnel. Le professionnel sportif peut bien sadonner à une éducation fonctionnelle et être dit éducateur; ce faisant, il peut inculquer le respect des valeurs et suggérer un sens à la vie humaine. Mais, toujours, son action est foncièrement marquée par la logique dun système et la rationalité des règles; pratiquant leducere, il agit comme un instructeur. Certes, le sportif peut ne pas sexclure de la dimension originaire de léducation; mais, cest à la condition de consentir au développement intégral de son être, de se placer dans la visée praxique et poïêtique de lémergence dun sujet humain, de décider de la quête du sens qui vaut pour lui la peine dêtre réalisé. Mais alors, puisque cet individu humain nest pas exclusivement sportif, il lui faut sortir du système sportif et de son idéologie. |
Notes (1) Le mort païdeia étant absent dans la poésie dHomère, Werner JAEGER suggère le terme aristeia pour traduire lidéal éducatif homérique, référant ainsi à lareté qui représentait "un mélange de fierté, de moralité courtoise et de valeur guerrière" (Païdeia. La formation de lhomme grec, Paris, Gallimard, 1964, p. 77 et 321). Je considère léducation homérique non comme un modèle, mais comme une source dinspiration et un exemple de vision intégrale de léducation. (2) Le Dictionnaire étymologique de W. von WARTBURG fait apparaître le mot éducation vers 1527, c'est-à-dire en plein contexte de civilité et de formation humaniste. Par ailleurs, Philippe ARIES précise qu'au début de l'époque classique, le mot éducation "est employé concurremment avec le mot institution, qui tombera en désuétude, et [qu'il] est encore parfois opposé au mot instruction. Toutefois, on distinguera de moins en moins les deux sens". L'auteur ajoute que l'éducation prend alors le sens de "manière dont on élève et on instruit les enfants [selon le ] Dictionnaire de Richelet" ("Problèmes de l'éducation", dans La France et les Français, sous la direction de Michel François, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1972 , p. 916.(3) Léo-Paul BORDELEAU: "Éducation corporelle et affectivité", dans Repenser l'éducation. Repères et perspectives, sous la direction de A. Giroux, Ottawa, Presses de l'Université d'Ottawa, 1998. (4) La littérature en sciences de léducation est abondante et se développe, à quelques exceptions près, dans un esprit positiviste. Je signale les publications québécoises suivantes: BRIEN, Robert: Science cognitive et formation, Québec, Presses de lUniversité du Québec, 1990; ÉTHIER, Gérard: La gestion de lexcellence en éducation, Québec, Presses de lUniversité du Québec, 1989; MORIN, Lucien et BRUNET, Louis: Philosophie de léducation. T. I: Les sciences de léducation, Sainte-Foy, Presses de lUniversité Laval, 1992. Par ailleurs, une mise en perspective et une critique de la démarche des sciences de léducation sont développées dans HANNOUN, Hubert et DROUIN-HANS, Anne-Marie, (sous la direction de): Pour une philosophie de léducation, Dijon, CRDP de Bourgogne, 1994; FOUREZ, Gérard: Éduquer, écoles, éthiques, sociétés, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990, p. 164-169; REBOUL, Olivier: La philosophie de léducation, Paris, PUF, p. 7-9 et p. 95-101. (5) Lexpérimentation renvoie ici à tout apprentissage acquis à la façon dun travail de laboratoire, là où des scénarios sont mis en place, des problèmes de "cas" sont échaffaudés, des méthodes logiques sont développées et mises à lépreuve. La pensée est alors employée à calculer, à décomposer des ensembles complexes et à les simplifier, afin de proposer des solutions utiles et immédiatement applicables. Cest ainsi que cette pensée computationnelle lemporte sur la pensée réfléchissante. (6) Cette constitution ontologique fondationnelle de léducation conserve quelques éléments de la païdeia grecque qui, tout en étant régie par un logos rationnel, se donnait pour but dinstaurer et de préserver des rapports équilibrés entre le corps et lâme et, dans le corps et lâme, entre leurs parties respectives, par les moyens de la gymnastique, de la danse, de la musique et de la philosophie; car, ce qui était recherché par lhomme grec, en tant que microcosme, cétait dimiter le macrocosme. (7) Le sens que je donne ici à la praxis est dinspiration aristotélicienne et marxienne. Je prends ce terme dans son acception originaire, cest-à-dire celle dune production (producere : mener à lêtre ou à lexistence) de sa vie par le sujet humain en situation socio-culturelle, et non simplement la confection de matériaux qui seraient utiles au sujet. Elle est lactivité humaine concrète, subjective et immanente, de production de soi, conformément à la structure propre de chaque individu qui porte en lui-même lessence de son vivre, lui permettant ainsi de se transformer tout en transformant la nature ou le monde, selon une relation dialectique. (8) Suivant son acception originaire grecque et compte tenu de lusage quil reçoit dans la littérature savante daujourdhui, le terme poïêsis traduit ici lidée dune action qui crée, fabrique ou confectionne des objets, des oeuvres ou des idées ayant un statut instrumental, et dont la finalité et les résultats sont marqués dextériorité. Ces derniers sont donc observables, objectivables, voire mesurables. La poïêsis est donc une action plus transitive quimmanente, au sens où elle fait sortir son auteur hors de lui-même, se déporte et se réalise dans un ouvrage extérieur dont le dessein fut intérieurement conçu. Elle est plus ou moins instrumentale selon quelle produit des outillages matériels, mentaux et institutionnels, servant à la réalisation de projets concrets, ou quelle se déploie sur le mode artistique. (9) BLOCH et von WARTBURG: Dictionnaire étymologique de la langue française, 1964. Frédéric GODEFROY: Dictionnaire de lancienne langue française du IXe au XVe siècles, 1961. (10) On ne découvre aucun vocable chez les Grecs, les Romains et les Médiévaux, pouvant servir de synonyme ou déquivalent à notre mot sport. Pourtant, ny trouve-t-on pas des activités ou des exercices qui ressemblent aux nôtres, voire qui en sont les ancêtres? Or, il importe de faire ici des distinctions judicieuses: la ressemblance matérielle entre les activités corporelles dune époque à lautre, ou leur provenance dactivités naturelles, nen font pas nécessairement des activités sportives; il faut aussi et surtout considérer le contexte socio-culturel, les intentions, les motivations, les normes, les objectifs et le discours, qui mettent en forme, structurent et orientent ces activités. Dans la mesure où lapparition plus ou moins soudaine dun mot dans une communauté linguistique indique presque toujours un changement de la vie des individus qui la composent, on peut supposer que la chose quil désigne est sa contemporaine. Cest pourquoi je soutiens que le phénomène sportif est un produit moderne. |