Discours Des Droits De L'homme Au Sens D'un Retour A Aristote John K.Park
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La représentation simplificatrice de la philosophie moderne comme historicisme, qui retire au droit le rôle des normes, devrait susciter chez les nouveaux défenseurs des droits de l'homme une sympathie à l'égard des critiques les plus radicaux. Non pas que l'historique doive juger selon les critères du droit, mais c'est l'histoire elle-même qui devient "le tribunal du monde", et le droit lui-même doit être pensé à partir de son insertion dans l'historicité. La théorie marxiste de la société renonce à formuler une théorie normative de l'Etat. La critique marxienne des droits de l'homme s'inscrit dans le projet d'instaurer une domination totale de l'Etat sur la société. Dans l'organisation des systèmes totalitaires existants, on peut trouver, sur le plan pratique, la preuve que les productions de la subjectivité moderne, loin d'être émancipatrices, tendent à asservir l'homme et à détruire sa dignité. Pour rénover l'idée de droit, le retour aux classiques, notamment le retour à la conception aristotélicienne du droit (témoin l'oeuvre de L.Strauss), apparaît le moins contestable. Par la considération du juste naturel qui est un principe de la loi et du meilleur (juste) régime, Aristote prend pour norme l'ordre cosmique qui, en tant qu'indépendant du sujet, constitue une dimension de l'objectivité. Contre le "droit subjectif", le droit naturel antique propose le modèle d'un "droit objectif", qui se laisse bien plutôt observer et découvrir dans la nature. L'observation de la nature rend possible la détermination de ce qui est juste et bon. L'Ethique à Nicomaque enseigne que si la forme du gouvernement (ou le régime) varie selon les lieux et les époques - cependant il n'y a qu'une seule forme de gouvernement qui soit à chaque fois la meilleure selon la nature - le droit naturel concerne ce qu'il y a de meilleur et par référence à quoi on peut contester une organisation éventuellement pire de l'Etat. Prêter à Aristote une vision naturaliste du droit naturel revient à dire que l'ordre du cosmos est le critère de l'ordre politique. L'Ethique à Nicomaque précise que la fin de la politique sera le bien humain (tanthropinon agathon). Contre les détracteurs des discours des droits de l'homme, Léo Strauss a voulu à juste titre rénover l'idée du droit à travers un discours basé sur l'observation de la nature, puisque la norme est située dans la meilleure réalisation possible de la nature comme tendance. II La force séductrice de la thèse d'Hayek s'explique par son défi à la tradition marxiste. En dénonçant le projet d'une planification rationnelle et volontaire comme une erreur théorique, Hayek oppose à cet ordre des volontés (taxis) un ordre naturel, immanent au social comme tel (cosmos), qu'il n'y aurait pas à engendrer, mais â découvrir et à protéger. Il oppose à la loi instituée par l'uvre des hommes (thesis), un droit inscrit dans la nature même des choses (nomos), une loi dont l'homme n'est pas la source mais se fait seulement l'interprète. A voir Hayek trouver un ordre naturel et spontané. immanent dans une cité ou une communauté dans la Grèce classique, et utiliser les mots grecs pour distinguer deux ordres, on peut le situer du côté de Strauss et par là, d'Aristote. La critique hayékienne des droits de l'homme, abstraite, en perdant sa valeur objective pour prendre une signification purement subjective, relèverait de ce mouvement de retour vers les Anciens. Chez Hayek, cosmos et nomos désignent l'ordre et les lois du marché. Il propose de se représenter l'ordre du marché (cosmos du marché) comme "catallactique", ce qu'Aristote appelle oeconomica ou chremastike (Thomas d'Aquin, dans son Commentaire sur l'Ethique à Nicomaque, distingue chremastike bonne et naturelle de chremastike mauvaise et contre nature, dont l'analyse est encore meilleure que celle de Marx): katallein (ou katalassein) signifie non seulement l'échange mais encore le fait d'intégrer une communauté et y changer l'adversaire en partenaire. C'est à travers cette diffusion codée de l'information que fonctionne le marché, sans qu'il soit besoin de le mettre en forme de l'extérieur par l'intermédiaire d'une raison planificatrice dont la somme de connaissances sera toujours insuffisante pour y parvenir. On comprend pourquoi Hayek doit condamner toute intervention étatique dans l'ordre du marché: toute intervention introduirait du désordre dans le "jeu de catallaxie" qui, autoréglé, conduit à un accroissement du flux de biens, et des chances pour tous les participants de satisfaire leurs besoins, selon leurs inclinations naturelles. Le seul pouvoir légitime d'un gouvernement consistera à préserver les "droits négatifs de l'individu". L'erreur politique commence quand on ajoute, selon Hayek, à ces droits négatifs des droits positifs, prétendant déterminer la situation matérielle au nom de la justice sociale que le gouvernement devrait procurer à tout individu: là est précisément la source du dérivé totalitaire de la démocratie. Du point de vue d'une théorie du marché comme ordre spontané, l'exigence de justice sociale dans la tradition marxiste sera renvoyée à une absurde tendance. Bien qu'il se réfère à la pensée grecque, Hayek critique Platon qu'il juge constructiviste. Le libéralisme radical d'Hayek condamne l'idée même de justice sociale dans le socialisme de tradition marxiste, tenue pour incompatible avec la défense des droits-libertés. Et la version libérale du discours des droits de l'homme semble atteindre, sous cette forme hyperbolique, à une cohérence que l'indignation morale ne saurait ébranler. Une société qui renoncerait à la fraternité au sein de la communauté ne mériterait pas d'être défendue, mais la critique simplement morale est en porte à faux. Si c'est l'autodéveloppement du marché qui améliore les conditions de défendre les droits de l'homme, toute initiative politique qui corrigerait les effets de cet autodéveloppement est en droit impossible à légitimer. La solution libérale de ce problème est de nature décidément non politique. L' économisme de Hayek, qui est l'ombre du marxisme, continue de s'étendre. C'est l'ordre du marché, dit-il, qui permet d'harmoniser et de rendre compatibles les projets en eux-mêmes dïvergents des individus en conflit, c'est l'économique, plus précisément catallactique, qui crée les seuls liens maintenant l'ensemble d'un système politique et qui rend possible la conciliation pacifique des projets divergents en conflit à travers un processus dont les répercussions sont favorables à tous, le politique n'étant alors qu'un instrument de cette réalisation qu'il ne détermine pas en dernière instance. Sa négation des discours des droits se retrouve ici mobilisée au service de ce qui apparaît moins comme l'antithèse du marxisme que comrne son frère ennemi. Les discours des droits de l'homme, réduits à la proclamation des droits-libertés, en viennent à perdre, dans un tel contexte de l'ordre du marché, à la fois son sens et sa fonction. La solution de rechange est le remède de tous les maux, comme la démocratie "déchue" par l'instrumentalisme, qui ne semble plus avoir de "néo-libéralisme" que le nom. Selon cette ligne économiste néo-libéraliste, il n'est pas certain que les discours des droits de l'homme puissent échapper ici â une nouvelle et plus insidieuse évacuation et qu'il n'est plus certain de maintenir une référence aux droits de l'homme comme norme définissant un devoir être juste et bon. III Ce sont les Sophistes qui professent dans la grande controverse sur les rapports entre l'ordre naturel et la loi sur le marché que le droit naturel l'emporte en dignité et en valeur sur le droit légal. Ainsi le recours à l'idée de nature a une fonction non seulement critique mais révolutionnaire, puisqu'on l'utilise pour contester la validité des lois en vigueur. Le recours à la nature sert à justifier le droit du plus fort: cette thèse fut préconisée par Gorgias, puis reprise par son disciple Calliclès. Les Sophistes inventant l'éducation (paideia) sont des professionnels de l'enseignement: moyennant un salaire, ils enseignent à leurs élèves la technique du discours ayant une valeur politique plus ou moins démagogique et mercantile et la culture générale (paideia).Ainsi l'aretê, l'excellence, conçue comme compétence doit leur permettre de jouer un rôle dans la cité. Sur le plan pratique, les Sophistes platoniciens sont immoraux, préférant le pouvoir et l'argent. Nietzsche, tenu pour le philosophe le plus influent dans le monde non marxiste, renverse les valeurs: il renie la vérité prônée par le judaïsme, le christianisme, la philosophie kantienne et l'utilitarisme, et retrouve l'instinct dans l'archaïsme grec en faisant l'éloge de Calliclès réputé pour sa force physique. L'adieu à l'espoir de l'Aufklärung est vu comme le tournant décisif préparant le chemin pour Heidegger et Derrida vers le monde grec. La rhétorique des Sophistes est un pharmakon universel en utilisant la plus sage des drogues: celle du plaisir de parler (logou kharin). Les meilleurs rhéteurs sont les meilleurs professeurs et les vrais chefs politiques font de la "politique-fiction". En disant que l'institution est la condition de la validité du discours normatif des droits, MacIntyre raconte que les thomistes n'acceptent pas dans l'institution comme l'université le discours philosophique des généalogistes post-nietzschéens dans lequel il perçoit des anomalies. D'où les conflits incessants entre les deux groupes. Il fait appel au critère moral et cohérent avec la perspective aristotélicienne dans une version rivale du texte grec en contestant l'émancipation immorale et illégitime du pouvoir discursif généré par les voies démocratiques libérales et dans le marché sans contrôle. A travers la coopération amicale qui est la vertu cardinale pour Aristote, la vertu serait créée par paideia, l'institution fondamentale de la cité. MacIntyre pense que l'aristotélisme stabilisé par le thomisme est incompatible avec le néo-libéralisme. Habermas note que la pensée néo-aristotélicienne est toujours liée aux particularités, incapable de développer la critique des formes de vie qui existent dans une culture particulière. D'où l'appel à un universalisme qui surmonte le dilemme d'une éthique basée uniquement sur l'analyse culturelle. Les relations de marché sont le paradigme d'une telle coopération: cette vue peut être une vision réelle de la société moderne. S'engager dans l'ordre du marché signifie passer de l'invariabilité à l'interchangeabilité. La recherche de la validité normative des discours par la voie de la coopération est, selon Habermas qui s'intéresse à l'intervention humanitaire, la possibilité d'une communication rationnelle entre les hommes unis par opposition à la barbarie. La présupposition permanente, dans toute la tradition, qu'une communication est toujours en droit possible au sein de l'humanité n'exclut en aucune façon le respect pour les différences. Aujourd'hui, presque tous les Etats de la planète sont membres de la communauté internationale symbolisée par l'O.N.U. La plupart d'entre eux ont signé la Déclaration des Droits de l'homme. Cependant les tribunaux internationaux ne pourront transformer la Déclaration des Droits de l'homme de l'O.N.U. en droits exigibles qu'à partir du moment où l'âge des Etats souverains aura pris fin grâce à l'existence d'une O.N.U capable non seulement de décider mais d'agir et de s'imposer. En défendant le primat des droits de l'homme comme la liberté, les libéraux sont guidés par l'intuition très convaincante selon laquelle les droits doivent être protégés contre l'usage arbitraire de la force dont l'Etat a le monopole. A ce propos, l'approche sociologique de Dahl est intéressante. Dans la tradition inaugurée par Aristote, notre bien humain réside dans des pratiques, des dispositions, des institutions et des processus favorisant notre bien-être et celui des autres, non pas évidemment, le bien-être de "tout le monde" mais celui d'un nombre suffisant de personnes susceptibles de les rendre acceptables. On peut organiser dans un espace public obéissant aux structures du marché et aux structures autonomes d'une communication publique un dialogue politique portant sur l'information de préférence et sur la propagande de la valeur des droits de l'homme. Ou bien on peut organiser une discussion pour parvenir à comprendre le système juridique et la valeur des droits de l'homme. C'est une entreprise louable. Mais Habermas a remarqué qu'il manque à une telle sociologie le langage adapté au type de description qui permettrait de comprendre les constellations et les tendances favorables et susceptibles d'être reprises et développées par le système politique. S'appuyant sur la tradition de la "République" aristotélicienne, Michelmann ne parle pas le langage du droit mais celui de l'éthique et de la politique classique. Dans une communauté de coopération autogérée, la loi et la .justice sont secondaires par rapport à la cohésion éthique de la vie d'une polis. Dans les sociétés complexes, stratifiées par le fonctionnement du marché, dit Habermas, le langage aristotélicien selon l'éthos, donc le discours éthique d'Aristote, a une fonction d'imbrication. Hegel a décrit que ordre politique et stratification économique se recoupent dans "bürgerliche Gesellschafft" comme une communauté éthique. Donc, le discours politique est assimilable chez Aristote tout comme chez Hegel au discours éthique dans une communauté politiquement déterminée, liée à l'institutionnalisation du marché. IV "In dubio pro juribus hominis". L'opinion selon laquelle un très court passage sur le droit naturel contribue à rénover l'idée du droit est très significative. C'est aussi une considération éthique (kata to ethos).Le discours d'Aristote comme celui des sophistes, opte en faveur de la nature. Mais lorsque chez les sophistes cette option avait pour but déclaré de rabaisser et d'affaiblir le droit administratif de la polis, chez Aristote cette même option vise à fortifier le droit politique, bien sûr, au bon sens. D'un côté, Aristote s'oppose à la thèse des sophistes dans laquelle il trouve des anomalies, mais de l'autre côté, selon Aubenque, Aristote réhabilite paiedeian tina (une sorte de maîtrise du langage) des sophistes et des rhéteurs. Cette réhabilitation est légitime dans la mesure où la narration se réfère à la vie concrète de la polis et vise à la prospérité de la cité. Le discours de l'homme cultivé est donc assimilable à l'institution libérale du marché, mais l'originalité d'Aristote est de ne voir en ce lieu qu'un endroit pour faire l'évangile de l'inégalité. Un homme vaut parce qu'il est homme. Et un homme vaut un autre homme. Aristote refuse cette affirmation, parce qu'il serait injuste de traiter également des individus inégaux. Aristote, selon une opinion répandue, a enseigné que les êtres humains étaient inégaux par nature. On oublie cependant de dire qu'Aristote fait face directement à l'impératif de justice, et que la justice ne s'exerce qu'entre des êtres égaux : égaux entre eux et égaux devant la loi ; il s'agit donc d'une société d'hommes libres. La vie politique exige une société d'individus égaux. Mais alors, concernant les relations maître-esclaves, le philosophe prétend que pareilles relations sont conformes à une certaine justice. Si la question d'un statut juridique différent est fondé sur le degré de croissance et de développement de l'économie du marché et non de la politique, elle nous choque si peu, dès lors qu'Aristote envisage une condition servile qui n'est pas l'effet de la loi, ce qui revient à trancher au fond est une question de justice sociale. Mais, selon Calliclès, favoriser une vertu telle que la "justice sociale" c'est empêcher l'épanouissement de l'homme. La justice sociale est tenue pour pire pour le fort, et il n'y a pas de preuve a priori de l'erreur éthique, alors que la vie éthique est une vie prospère. Ce qu'Aristote appelle le bien humain, ou la justice que le bon législateur prescrit à ses concitoyens en tant que gouvernant, ne devrait être soumis simplement à des impératifs moraux. Un bon gouvernement n'édictera pas la loi qu'il sait juste, supposé qu'il la connaisse. Cette importance de la justice comme vertu n'a pas la portée anti-individualiste que certaines opinions "communautariennes" d'aujourd'hui cherchent à lui donner. Comment le philosophe distingue-t-il les régimes politiques justes et bons de ceux qui ne le sont pas? C'est du côté des Topiques et non de la rhétorique qu'il faut chercher la réponse. L'intérêt de ces discussions tient à ce que les droits de l'homme ne sont que des droits liés à la condition de limite en montrant qu'elle échoue dans ses principes à instituer autre chose qu'une justice relative à la démocratie et à l'ordre du marché. La démocratie dont parle Aristote repose sur les mêmes principes que les nôtres: égalité, liberté, majorité. "Mais la seule chose qui égalise les démocraties c'est la liberté que les droits de l'homme défendent, à savoir la participation à la vie politique pour exprimer l'opinion et la volonté de la majorité." Mais cette liberté dépend en réalité d'une croissance fondée sur l'économie de marché, d'un niveau élevé de la culture générale (paideia) et d'une croissance de l'espérance de vie etc. La politique est, pour le philosophe, l'entreprise par laquelle des individus autonomes se donnent à eux-mêmes la possiblité d'atteindre ensemble au plus grand bien humain. Mais la position d'Aristote est ambivalente entre deux philosophies politiques, libérale et communautarienne, et n'est pas assimilable à aucune des deux. Aristote dénonce les vices démocratiques, qui visent à ôter sous prétexte de neutralité, les moyens d'avoir des hommes capables d'instaurer la justice, et qui écartent de son sein les individus jugés supérieurs. Aristote discute sur la question de savoir si et dans quelle mesure des êtres supérieurs au législateur puissent réformer la démocratie "déchue" pour répondre aux projets inachevés choisis librement par les individus. Si la discussion est pour lui une forme de savoir, c'est essentiellement un savoir-faire, qui n'est pas déduit a priori d'une connaissance de normes prétendument transcendantes. Il y voit une éthique de la discussion sur les propositions des droits de l'homme (liberté, vie, propriété), entre les individus imparfaits, qui contribuent à imbriquer les différentes acceptances de la morale par les citoyens stratifiés par la croissance et l'adaptation à la vie de la polis. |
Bibliographie sélective Aubenque,P; Logos et Pathos, XIIe Symposium, Aristotelicum,Princeton,1990 Aquinas,T; Commentary on the Nicomachean Ethics, trans.C.I. Litzinger,Chicago,1964 Hayek; F.A : New Studies in Philosophy Politics and Economics,Routledge,1978 Habermas.J; Droit et Démocratie, Gallimard, 1992 MacIntyre.A; Three Rival Versions of Moral Enquiry,Notre Dame, 1990 Meikle,S; Aristotle`s Economic Thought,Clarendon,1995 Strauss,L; Studies in Platonic Political Philosophy,Chicago,1983 |