ABSTRACT: Le droit, considéré comme un ensemble de régles-normes ayant force ogligatoire et contraignante, régit les rappoerts entre les hommes dans une société donnée. En même temps, il est porteur à la fois de l'image d'organisation des rapports sociaux familiaux, économiques et politiques (structure de base de la societé), et des valeurs. A ce titre, le droit constitue un type-idéal qui, inscrit dans les textes (droit positif-objectif) et enraciné dans la conscience des individus, remplit les fonctions générales de la régulation sociale, de la résolution des conflits, de l'intégration sociale et de la reproduction des structures sociales. En suivant l'enseignement d'Aristotle, le droit en tant que véhicule de valeurs peut et doit contenir la valeur suprême de la vertu qui est au principe du bonheur humain. L'État est, donc, tâché d'enseigner moyennant la loi (droit positif) la vertu tant intellectuelle qu'éthique. Ainsi, le droit devient un moyen d'éducation et remplit, outre ses fonctions générales, les fonctions pédagogique et axiologique en contribuant de cette manière à la réalisation du bonheur des citoyens, La vertu, incorporée dans le droit, s'avère la condition sine qua non de l'actualisation de toutes les valeurs contenues dans le droit, telles que démocratie, liberté, justice sociale, respect de la personne et ainsi de suite.

INTRODUCTION

polla/ ga\r para\ tou\j e)qismou\j
kai\ th\n fu/sin pra/ttousi dia/
to\n lo/gon e)a\n peisqw=sin a)\llwj
e)\xein be/ltion

ARISTOTE, Polit., H 7, 1332b7-9

On définit d'habitude le droit comme un ensemble de règles de conduite qui, dans une société donnée, régissent les rapports entre les hommes de manière normative, obligatoire et contraignante. (1) Néanmoins, dès que nous le traitons en tant que discours porteur de l'image organisationnelle du monde social et véhicule de valeurs, (2) ses fonctions sociales changent considérablement,

Étudier le droit dans l'ensemble de ses fonctions sociales tout en le rattachant au monde des valeurs, c'est quitter l'espace du positivisme juridique pour entrer dans celui de la sociologie et de la philosophie du droit, et répérer les véritables possibilités du discours juridique. Ainsi, après avoir examiné les fonction générales du droit (I), l'on passera à l'étude de ses fonctions axiologique et pédagogique (II). Dès lors, le droit cesse d'être un instrument d'imposition d'une volonté à une autre à l'aide de l'institution étatique et devient un moyen civilisé de façonner la conscience des hommes.

I. LES FONCTIONS GÉNÉRALES DU DROIT

Dans le droit est incorporé l'image que les agents sociaux se font relativement à l'organisation des rapports sociaux familiaux, économiques et politiques, qui constituent la structure globale (3) ou la structure de base de la société (4) et qui forment l'objet de la justice. (5) Le droit peut, donc, être considéré comme un concept-type ou une idée, qui contient la structure des rapports sociaux. A ce titre, le droit relève de l'idéologie et est à même de développer dans le champ social les fonctions idéologique et de régulation sociale (A), ainsi que celles de la résolution des conflits, de l'intégration sociale et de la reproduction des structures sociales (B).

A. Les fonctions idéologique et de régulation sociale.

Le droit exerce sa fonction idéologique au moyen du processus psychologique de l'intériorisation chez les individus des valeurs contenues dans son discours de justice sur lequel repose le consensus des acteurs sociaux en faveur du système social qu'il propose. (6) Le concensus est la participation, au sens platonicien du terme, d'une multitude de personnes à une seule et même idée de justice. Le résultat pratique de ce processus idéologique de participation est, par la coordination des actions, la genèse de la structure (forme) de l'être social suivant le contenu de l'idée de justice des agents sociaux. (7)

Une fois la structure sociale mise en place, elle aspire à la stabilité et à la continuité. Dès lors que les actions des acteurs sociaux tendent à perturber la cohésion et l'ordre établis dans la structure sociale, la société résiste par la mise en S.uvre de mécanismes de contrôle des comportements, dont la fonction consiste à maintenir l'équilibre menacé (fonction de régulation). Le droit s'insère dans la classe des mécanismes de régulation sociale. En s'appuyant, d'une part, sur la force obligatoire et contraignante de ses normes, qui constituent de mesurages des comportements sociaux et, d'autre part, sur l'intervention de l'institution judiciaire, le droit développe sa fonction homéostatique. En intervenant après la confrontation directe d'un comportement avec une norme, le droit ramène le comportement des acteurs sociaux à l'intérieur des limites des valeurs exprimées par les normes-mesures et par des systèmes des normes composant des types-idéaux de comportement. (8)

B. Résolution des conflits intégration sociale et reproduction des structures sociales

La première manifestation de la régulation sociale obtenue grâce au droit est la résolution des conflits sociaux. (9) Le droit neutralise l'intensité des antagonismes sociaux en déplaçant le conflit du champ social dans le champ juridique et en transformant en même temps le conflit brut en conflit réglémenté par sa soumission à des règles rationnelles connues d'avance par les acteurs sociaux. (10)

L'empêchement de l'éclatement du conflit social contribue à l'intégration sociale des agents sociaux. Celle-ci est réalisée soit par la force persuassive du discours juridique, soit par la contrainte juridique. (11) Les individus, subissant l'impact idéologique des normes et se trouvant sous la menace de leur sanction ou participant volontairement aux valeurs contenues dans les normes, acceptent le système sociale en place et s'intègrent dans ses structures sociales. (12) En même temps, en intériorisant les valeurs dominantes, ils accordent leur consensus aux hiérarchies sociales établies par les normes et agissent conformément à leur contenu. C'est, alors, qu'ils reproduisent les structures sociales réflétées dans les normes juridiques. (13)

II. LES FONCTIONS AXIOLOGIQUE ET PÉDAGOGIQUE DU DROIT

Les fonctions générales du droit, que l'on vient d'énumérer, sont suspendues à sa fonction idéologique. Le droit est avant tout, par le concept de justice qu'il enveloppe, un type idéal (archétype) de l'organisation sociale comportant des valeurs, qui indiquent un modèle de vie. A cet égard, la leçon d'Aristote, est bien constructive. Le rapport intime que le droit entretient avec la vertu (A), révèle son rapport avec les valeurs (B).

A. Droit et vertu

Aristote érige la vertu en valeur sociale suprême (14) en mettant l'accent sur sa fonction de régulation harmonieuse aussi bien du psychisme des personnes que des rapports sociaux. (15) En effet, la vie conformément à la vertu tant intellectuelle qu'éthique (16) rend heureux les citoyent d'une société politique donnée (Etat), puisqu'ils atteignent la fin pour laquelle ils ont fondé la cité, c'est-à-dire leur bien être (bonheur). (17) Par ailleurs, l'action des citoyens suivant les règles de la vertu éthique sous sa forme de justice totale ou parfaite, qui réalise le bien du prochain plutôt que celui qui l'exerce, (18) débouche sur l'établissement des rapports d'amitié entre les citoyens. L'amitié joue un rôle très constructif dans la vie des cités, car elle semble "constituer le lien des cités et les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix qu'à la justice même: en effet la concorde, qui paraît bien être un sentiment voisin de l'amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs". (19)

Comme les facteurs qui font devenir les hommes vertueux sont au nombre de trois, à savoir la nature, l'habitude et la raison, (20) le législateur prend soin d'implanter la vertu dans l'âme des citoyens au moyen de l'éducation. (21) La fonction pédagogique du législateur s'exerce par le biais de la loi, (22) qui invite les citoyens à la vertu et les exhorte en vue du bien. Ce n'est qu'ensuite, qu'il utilise la force contraignante de la loi pour infliger des sanctions à ceux qui n'obéïssent pas à ses prescriptions. (23)

De la sorte, les lois justes, c'est-à-dire celles qui professent la vertu éthique, (24) arrivent, moyennant l'enseignement dès la jeunesse, (25) à former la personnalité éthique des citoyens. (26) L'éducation publique à travers le droit aura pour objet de forger les mêmes valeurs éthiques dans la conscience des citoyens, afin de produire des mS.urs éthiques identiques et renforcer ainsi l'unité et la cohésion de la cité. (27) Les Etats, qui manquent à ce souci, en éprourent un grave dommage. (28) Au contraire, dans les sociétés politiques dont la constitution professe la vertu éthique comme valeur suprême les avantages en sont multiples. Tout d'abord, des citoyens éduqués selon les préceptes de la vertu éthique réalisent leur bonheur. Etant vertueux, ils seront en mesure de participer à tour de rôle aux honneurs politiques et à l'exercice du pouroir politique. (29) Enfin, la qualité vertueuse de leur personnalité assure la mise en place des sociétés politiques correctes dans lesquelles les gouvernants, mettant de coté leur interêt égoiste, agissent en vue du bien de leurs gouvernés, (30) échappant ainsi à la corruption et à l'oppression politique.

B. Droit et valeurs

Aristote propose un type idéal de société a)ri/sth politei/a dans laquelle le bonheur des citoyens est assuré par l'enseignement de la vertu au moyen du droit. (31) La sagesse, en tant que vertu intellectuelle et connaissance contemplative désintéressée, rapproche l'homme du divin et l'amène à la felicité parfaite. (32) Les vertus éthiques, à leur tour, ayant à leur tête la prudence (33) et la justice totale, agissent dans le champ pratique en établissant les règles de l'action qui cencernent le citoyen dans ses rapports envers lui-même et à l'égard d'autrui. Le droit, en tant que discours éducateur, fait passer par le processus psychologique de l'intériorisation les valeurs éthiques dans la conscience des citoyens, Eu égard à cette analyse, le droit, loin d'être une institution sociale et politique de contrainte brute, devient un moyen psychanalytique de formation de la personnalité des citoyens.

La mise en rapport du droit avec la valeur suprême de la vertu et, en général, avec les valeurs donne une nouvelle dimension à sa fonction pédagogique au sein de nos sociétés modernes. Les valeurs de la démocratie, de la liberté, du respect de la personne entendue comme valeur en soi, de la solidarité sociale, ainsi que toutes les valeurs incorporées dans les constitutions des Etats modernes, pour s'actualiser, ont besoin d'avoir pour fondement la vertu éthique. L' exercice et la pratique de la vertu éthique s'avère la condition nécessaire de l'harmonie sociale. A ce titre, tous les facteurs du système juridique peuvent apporter leur contribution à cet effort. A titre d'exemple l'on peut mentionner l'enseignement de la vertu, si négligé, dans les facultés de droit ou encore la mise en valeur de la vertu au cours de leur action par ceux qui pratiquent le droit tels que partis et rhéteurs politiques, administration, juges et avocats.

CONCLUSION

Que le droit soit à la fois une idée-type (archétype) de l'organisation sociale et porteur de valeurs, est une hypothèse valable pour toute société. De même, que le droit assume les fonctions de la régulation et de l'intégration sociales, ainsi que celles de la résolution des conflits et de la reproduction des structures sociales, est aussi une hypothèse qui correspond à la nature de l'organisation sociale. Dans cette perspective, le droit devient un instrument utile pour le fonctionnement du système social. Mais pour le bon fonctionnement de ce même système, c'est-à-dire pour que la société atteigne sa performance qu'est la réalisation du bonheur de ses membres une condition est recquise: mettre aux fondements du système juridique la vertu comme valeur sociale suprême et l'implanter dans la conscience des citoyens.

Notes

(1) Cf. F.TERRÉ, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz,1991,p.3; J.CARBONNIER, Sociologie juridique, Paris, P.U.F. (coll. Thémis), 1978,p.21.

(2) Pour une théorie des valeurs en général, cf. E. MOUTSOPOULOS, Phénoménologie des valeurs, Athènes (1967) 1981, 78 pp.

(3) Cf. N.ANGÉLIS, Être et justice chez Aristote, Athènes, A. Sakkoulas, Deuxième partie, Concepts introductifs à la théorie de la justice (à paraître).

(4) Cf. J.RAWLS, Libéralisme politique, Paris, P.U.F.(trad.franç.) 1995, p.309-310; Justice et démocratie, Paris, P.U.F. (trad.franç.),1993, pp.37 et suiv.

(5) Cf. J.RAWLS, Théorie de la justice, Paris, éd.Seuil, 1987, p.33.

(6) Cf. N.G. INDJESSILOGLOU, L'apport de l'analyse systémique dans le domaine juridique, thèse d'Etat, ronéot, 2 vol. Paris II, 1980, p.596.

(7) Cf. N.ANGÉLIS, op.cit., introd.génér., chap. III, section III.

(8) Cf. N.G. INDJESSILOGLOU, op.cit., pp. 379 et suiv. V. aussi GROZIER (M) ET Thoenig (J-CL), La régulation des systèmes organisés complexes, Revue française de sociologie, Janvier-Mars 1975, vol XVI, no 1, pp.3-32.

(9) Pour les formes du conflit social, cf. BAREL (Yves), Perspectives et analyse des systèmes, in Le progrès scientifique, no 142, Déc.1970, p.9

(10) Cf. N.G. INDJESSILOGLOU, op.cit., pp.590-604

(11) Pour la fonction de l'intégration sociale (socialisation) remplie par les normes, cf. DURKHEIM (E), La division sociale du travail, Paris, P.U.F., 1972,pp.28-31.

(12) Cf. N.G. INDJESSILOGLOU, op.cit., pp.604 et suiv.

(13) Cf. BAREL (Y), La reproduction sociale, Paris, Anthropos, 1973, pp.446-447

(14) Cf. ARISTOTE, Polit., H 8, 1328b36-37: th\n d' eu)daimoni/an o(\ti xwri\j a)reth=j a)du)naton u(pa/rxein ei)/rhtai pro/teron; 1329a22-23: to\ me\n ga\r eu)daimonei=n a)nagkai=on u(pa/rxein th=j a)reth=j.

(15) ID. Eth. à Eud., B 1, 1220a11.: ai (/d'h)qikai [a)retai\] tou= a)lo/gou mu\n a)kolouqhtikou= de\ kata\ fu/sin t%= lo/gon e)\xonti; Eth. à Nic., E 3, 1130a3: o(\ti pro\j e)/teron e)sti/n [h( dikaiosu/nh].

(16) ID. Eth. à Eud., B 1, 1220a5-6: 'Areth=j d' ei)/dh du/o, h( me\n h)qikh\ h( de/ diavohtikh\.

(17) ID. Polit., G 9, 1281 a 1-5: Po/lij de\ h( genw=n kai\ kwmw=n koinwni/a zwh=j telei/aj kai au)ta/rkouj, tou=to d'e)sti/n, w)j fame/n, to\ zh=n eu)daimo/nwj kai\ kalw=j . . . ; A 2, 1252b29-31.

(18) ID. Eth. à Nic., E 3, 1129b26-1130a9.

(19) Ibid., Q 1, 1155a22-25; Polit., G 9, 1280b39-40: h( ga\r tou= suzh=n proai/resij fili/a.

(20) Ibid., H 12, 1332a33-41: 'Alla\ mh\n a)gaqoi/ te kai\ spoudai=oi gi/gnontai dia\ triw=n: ta/ tri/a de/ tau=ta/ e)sti fu/sij, e)/qoj, lo/goj; H 15, 1334b6-7.

(21) Ibid., H 14, 1333a13-16; 1333b38-39; H 12, 1332b7-9.

(22) ID., Eth. à Nic., K 10, 1180a34-35; E 3, 1129b19-25; E 5, 1130b22-29.

(23) Ibid., K 10, 1180a8-13.

(24) Ibid., E 3, 1129b11-25.

(25) ID., Polit., Q 1, 1337a19-21.

(26) ID., Eth. à Nic., K 10, 1179b31-1180a5.

(27) ID., Polit., Q 1, 1337a22-30.

(28) Ibid., 12-13.

(29) Ibid., H 12, 1332a34-35: 'Alla\ mh\n spoudai/a po/lij e)sti\ t%= tou/j poli/taj tou/j mete/xontaj th=j politei/aj ei)/nai spoudai/ouj.

(30) Ibid, G 6, 1279a18-19: o(/sai me\n politei=ai to\ koinh|= sumfe/ron skopou=si, au)/tai me\n o)rqai tugxa/nousin.

(31) Ibid, H 8, 1328b34-37; H 1, 1323b30-36; G 12, 1282b18-19: politiko\n a)gaqo\n to\ di/kaion, tou=to d'e)sti\ to\ koinh|= sumqe/ron. Ibid., Eth. à Nic., K 10, 1180a34-35; E 3, 1129b19-25; E 5, 1130b22-29.

(32) Ibid., Z 7, 1141a9-1141b8; K 7, 1177a12-18; K 8, 1178a2-8; 1178b7-32.

(33) Ibid., Z 8, 1141b9-33.