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Contemporary Philosophy

Hegel, Heidegger et la grammaire de l'être

Gaetano Chiurazzi
Université de Turin
chiura@cisi.unito.it

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RÉSUMÉ: La compréhension ontologique de Hegel et Heidegger peut être explorée à travers le rôle que les éléments grammaticaux jouent dans leur philosophies: Hegel confère une importance incontestée au nom, et surtout à la forme nominative, la forme du Sujet; d'après Heidegger par contre on peut remarguer un usage du langage qui défie l'eactitude syntaxique, mais qui témoigne l'effort de parvenir à une compréhension non-catégorielle (et, surtout, non substantive)de l'être.

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Dans mon intervention, je me propose d'esquisser une confrontation entre Hegel et Heidegger au sujet de leur compréhension ontologique et suivant un fil conducteur logico-grammatical, qui traverse les textes fondamenteaux de ces deux auteurs, la Wissenschaft der Logik et Sein und Zeit. L'une des différences entre la Wissenschaft der Logik et Sein und Zeit est avant tout la différente autocompréhension qu'en donnent d'un côté Hegel lui-même et de l'autre Heidegger: pour Hegel la Wissenschaft der Logik serait le terme initial et final de son système, en tant que «concept suprême qui se comprend soi même», tandis que pour Heidegger Sein und Zeit est la première partie d'un projet destiné à rester inachevé. Ce caractère explicitement préliminaire est instamment confirmé par Heidegger dans tout le texte, surtout dans les paragraphes initiaux et conclusifs, et encore dans le Brief über den Humanismus, où ce caractère provisoire semble être propre à la pensée qui ne peut pas abandonner, «comme le voulait Hegel», son nom en tant qu'«amour pour le savoir» et non «savoir». L'analyse conduite dans Sein und Zeit est donc incomplète (unvollständig) et provisoire (vorläufig), préparatoire (vorbereitend): cette incomplétude ne sera jamais sursumée, sera toujours soumise à l'exigence de la répétition, comme exigence d'«expliciter ce qui reste encore caché (verborgen)» (Kant und das Problem der Metaphysik, p. 204) (1) : il va de soi que la découverte de la Verborgenheit de l'être destine toute pensée à être en elle-même provisoire et incomplète.

Par son caractère toujours préliminaire et provisoire la philosophie distingue son champ du domaine des sciences, c'est-à-dire de leurs recherches positives, ouvertes par une enquête d'ordre catégoriel: cela veut dire que la philosophie est en elle-même d'une nature pré-positive, ce qui nous permet de reprendre le fil grammatical que nous nous sommes proposé de suivre. Dans le deuxième chapitre de l'Introduction à Sein und Zeit Heidegger souligne les difficultés de sa recherche, qui sont dues surtout à la difficulté de thématiser dans un langage non catégoriel la structure et la constitution du Dasein: à cette fin, il écrit en conclusion du chapitre, «ce qui manque est, non seulement la plupart des mots, mais avant tout (vor allem) la "grammaire"» (Sein und Zeit, p. 16). Ce primat attribué à la grammaire va donc de pair avec le primat du Dasein dans la position de la question de l'être. Cela est important parce que dans la "description" du Dasein Heidegger s'efforcera d'"inventer" un langage non-catégoriel, dans lequel les connexions, et en particulier les prépositions, auront un rôle de premier plan. En considération du primat que par contre Hegel confère aux noms et aux verbes (ce qui est "pour soi", "séparé", et a donc une signification indipéndante), au regard des prépositions (Präpositionen) et des articles (Artikeln) (Wissenschaft der Logik, Préfation à la deuxième édition) on définira ici la conception hégélienne de la subjectivité comme substantive-verbale, et la conception heideggerienne du Dasein comme prépositive, dans les nombreux sens de ce mot: au sens linguistique de ce qui n'a pas de substantialité, et qui précède plutôt le substantif, et au sens de ce qui précède la positivité, le domaine du pré-catégoriel, du préliminaire, le champ général du "pré-" (vor). Ce primat des connexions, des éléments prépositifs et syncatégorématiques chez Heidegger n'est alors que la tentative d'"exposer" la forme, la syntaxe, la grammaire du Dasein, qui vise à une conception non-catégorielle de l'être lui-même.

Selon la définition d'Aristote, les catégories sont ce que l'on dit être sans aucune connexion (katà medemìan symplokén, Cat. 4, 1b 25-28). Par contre Heidegger a montré un intérêt incontestable pour les connexions, les conjonctions, les liens, dont témoignent avant tout le questionnement interne à Sein und Zeit (et surtout sa terminologie), mais aussi des pages postérieures, par exemple dans Der Spruch des Anaximanders. Le problème de l'être qu'il pose peut être considéré comme le problème de la synthèse, et de la synthèse à priori aussi posé par Kant: la polémique contre la logique serait alors la polémique contre la tentative de retrouver cette synthèse sur le terrain du Cogito, ce qui est vrai chez Hegel dans la mesure où d'après lui l'unité spéculative se réalise dans le moyen terme du logique (cf. le syllogisme conclusif de l'Encyclopédie). Encore plus, le logique serait ce qui concerne les structures catégorielles en tant que déterminations séparées, indépendantes, «en soi et pour soi».

D'après Heidegger la synthèse ne se réalise pas dans le Cogito, mais au contraire sur le terrain de l'existence, même elle est cette existence, l'In-der-Welt-sein. La métaphysique n'a fait qu'aborder ce problème à l'envers, en supposant disjoint ce qui est tout à fait déjà conjoint, et en s'interrogeant alors d'une façon artificieuse sur la possibilité de trouver une connexion entre sujet et objet, Moi et monde, être et vérité, considérés comme des "étants en soi". Si l'on considère que déjà dans le Sophiste de Platon (auquel Heidegger avait dédié un séminaire en 1924/25, et dont il tire l'exergue à Sein und Zeit) le problème de la connexion était comparé au problème grammatical des connexions entre les mots, on peut définir l'alternative à la logique comme une alternative grammaticale: la grammaticalité serait alors sur le plan linguistque ce qu'est l'existence sur le plan ontologique.

La doctrine du concept. Dans la Doctrine du concept Hegel montre le processus de la constitution du Sujet, et en particulier l'explication de ce que dans la Phénomenologie il définissait comme le point de vue fondamental de sa philosophie, c'est-à-dire que «la Substance est Sujet». Le Sujet est la médiation absolue, synthèse: cette vérité «appartient aux vues les plus profondes et plus justes qui se trouvent dans la critique de la raison» de Kant, et surtout à sa «déduction transcendentale de la catégorie». La catégorie - la Substance en tant qu'elle est devenue Sujet à travers la Réflexion - n'est pas quelque chose de vide, comme le «Je pense» kantien, qui est même une simple «connexion» (Verbindung), (2) mais elle est riche de contenu, c'est-à-dire qu'elle est principe de son autodifférenciation, qu'elle contient ses différences comme posées par elle-même. Cette autodifférenciation est le processus qui mène du concept au syllogisme: ce passage est important parce qu'il montre que la constitution du contenu comporte chez Hegel un remplissage du nom vide (le concept en tant qu'il provient immédiatement de la Substance), qui d'abord se présente comme quelque chose d'extérieur, un petit mot (Wörtchen, selon l'expression même de Kant), la copule du jugement, pour devenir nom rempli dans la médiation du syllogisme. Le syllogisme montre l'unité qui est au fond du sujet et du prédicat: il ne s'agit pas d'une copule (qui au contraire engendre une partition, Ur-teil), mais d'un nom. Dans sa plénitude ce nom se détermine à l'existence: le paragraphe sur l'Objectivité montre encore le pouvoir d'autodétermination du concept qui s'étend jusqu'à comprendre en son intérieur les déterminations modales, en premier lieu celle d'existence. Le rôle que joue dans ce domaine la preuve ontologique de l'existence de Dieu est fondamental: de cette façon Hegel vise avant tout à démontrer le pouvoir d'autodétermination du concept bien au-delà de la limite que Kant lui avait conféré, et par conséquent la nullité de la modalité en tant que rapport extérieur (qui a affaire même avec la réflexion extérieure). Il faut observer entre autres que, si d'après Hegel il y a des jugements de la modalité, il n'y a pas par contre de syllogismes de la modalité, parce que, en général, la modalité comporte une multiplicité, une différenciation des formes, une articulation qui implique un principe grammatical qui ne peut pas être réduit à un rapport logique. Il faut reléver encore l'inversion entre les catégories de relation et les catégories modales que Hegel opère dans la doctrine de l'essence, parce que la relation substantielle prépare ainsi la détermination même du concept en tant qu'absolu dans sa liberté autodéterminante, tandis que les déterminations modales n'auraient pas permis de parvenir à ce résultat, étant plutôt quelque chose qui limite la positionalité du sujet.

Le résultat auquel parvient la Doctrine du concept est donc un nom plein, un nom qui a en lui-même l'existence: c'est le nom de Dieu. L'Idée, en tant que résultat de ce processus, a la forme du syllogisme disjonctif (auquel Kant liait la théologie rationnelle et sa dialectique), dont la structure a une intéressante anticipation dans le Cratyle de Platon: le nom Zeus est comme une proposition, écrit Platon, parce qu'il a une double déclination, qui signifie en même temps la vie (zên) et la causalité (dià) (Cratyle, 396 A-B) Il s'agit donc d'un nom qui est en même temps nom et verbe - ce que l'Idée veut être -, en confirmant le primat que dans la Logique hégélienne a la catégorie, en tant que synthèse de sujet et de prédicat, en tant qu'autosuffisance, «en soi et pour soi» absolu.

L'In-der-Welt-sein dans "Sein und Zeit". Par rapport au primat de la catégorie dans la Logique de Hegel, on peut suivre dans Sein und Zeit les lignes d'une problématique dans laquelle les connexions, et surtout les prépositions, ont une place privilégiée. Si le «saut du monde» était dans la Science de la logique la condition de la preuve ontologique, le rétablissement des liens avec le monde est par contre le point de départ de Sein und Zeit. Dans cette possibilité de rapport réside la possibilité même du sens et de son articulation. Les phénomènes du monde et de la Bedeutsamkeit révèlent le réseau de connexions qui structurent le rapport du Dasein avec les objets dans le monde: cette structure, en tant que condition du sens, est tout à fait de nature pré-positive. L'existence, comme le sens, a le caractère de la préposition. Déjà dans Phänomenologische Interprätationen zu Aristoteles (1921/22) Heidegger avait posé d'une façon prépositive et non catégorielle (c'est-à-dire fondée sur la notion de finalité interne, sans aucune connexion avec l'extériorité) le problème de la définition de la vie, en écrivant que le "quoi" auquel se réfèrent ces différentes expressions prépositionnelles (präpositionale Ausdrücken), vivre "en", vivre "pour", vivre "avec", vivre "contre", vivre "vers", vivre "de", est ce que nous appelons le "monde". Ces expression sont donc à la base de la tentative d'une analytique existentielle conduite selon une perspective non-catégorielle, qui vise à "décrire" la constitution du Dasein, sa syntaxe, sa grammaire. Elles définissent en effet l'existence même: la préposition "In" notammant indique la Faktizität du Dasein. On peut alors dire que, à la différence de Kant, qui a défini l'existence comme position absolue, d'après Heidegger l'existence est plutôt préposition absolue, telle qu'est montrée par le phénomène de l'angoisse, qui révèle la structure intentionnelle du Dasein comme telle, détachée des objets du monde. De cette façon Heidegger refuse la thèse kantienne qui lie l'existence à la perception, c'est-à-dire à une science empirique et à la conscience, à la réflexion, afin de parvenir à une perspective qui cherche à s'affranchir de toute réflexion, du Cogito, du retour à soi qui plie la flexion en direction du sujet.

L'essence comme réflexion. La Doctrine de l'essence, dont l'importance pour la compréhension de la philosophie hégélienne a été soulignée à plusieurs reprises par D. Henrich, peut être considérée comme le lieu où Hegel aborde le problème de la modalisation de ce qui au niveau de la Doctrine de l'être se présente comme ensemble de rapports homonymiques et au niveau de la Doctrine du concept comme réalisation d'une synthèse où l'Idée absolue est désormais le terme d'une relation synonymique: seulement à l'égard de la totalité on peut en effet avoir des rapports qui sont toujours de synonymie. Intermédiaire entre homonymie et synonymie, l'essence se présente alors comme un réseau de rapports paronymiques: la paronymie, comme le dit Aristote dans les Catégories, est le moment des flexions nominales et verbales, de la ptósis, mot qui dérive du verbe pípto, qui signifie "tomber" et "jeter" (fallen et werfen), et qui indique ce qui n'est ni un nom ni un verbe (De int. 2, 16b 1-2). La structure des rapports paronymiques n'est donc pas celle d'une référence, mais de la variation d'une relation, ce qui caractérise en général la modalité .

On peut donc caractériser l'essence selon les points suivants:

1) l'essence a une nature prépositive, soit parce qu'elle précède le concept, soit parce qu'elle est toujours intermédiaire, parce qu'elle est l'"entre" (zwischen)

2) étant donné que le rôle des prépositions est le même que celui des flexions, on peut parler de la flexion comme d'un moment constitutif de l'essence; la définition aristotélicienne de l'essence, to tì en eînai, confirme ce moment: l'essence est ce qui précède, et qui donc se dit toujours dans la forme du passé (Hegel remarque le lien entre le Wesen et le gewesen), d'une modalisation du verbe. D'après Aristote la paronymie, la flexion, concerne tout ce qui n'est pas dit dans la forme du présent, nom au sens plein du mot: dans l'antécédence de la flexion sur le nom on peut alors entrevoir une mise en question de la metaphysique de la présence, telle qu'elle s'est imposée, selon Heidegger, à partir de Platon e d'Aristote;

3) le caractère prépositif de l'essence implique structurellement un rapport avec l'extériorité, rapport latéral, oblique et dépendant, rapport modal qui engendre des différences simplement formelles et qui chez Hegel est propre de la réflexion extérieure. Ce rapport est ce que la Doctrine de l'essence vise à sursumer, en le pliant sur lui-même, en faisant de la réflexion extérieure, qui pour son incomplétude reste une simple flexion, une réflexion absolue, un retour absolu à soi: de cette façon l'essence est le prélude au concept.

Que Hegel définisse l'essence comme réflexion c'est ce que Heidegger, dans une lettre à Gadamer du 2.12.1971 (Hegels Dialektik, Tübingen, Mohr, 1971, p. 148), trouve «étrange et surprenant». Dans la définition hégélienne en effet l'essence, c'est-à-dire le devenir passé de l'être, passe à travers la réflexion, qui est négation, c'est-à-dire encore conscience. C'est la conscience qui, en niant l'être, le pousse dans le passé (un passé absolu tel celui de la contradiction qui se fait fondement) et en fait une apparence. Mais ce mouvement n'est pas extérieur à l'être même: le repliement réflexif est l'intériorisation de l'être, le mouvement d'Erinnerung qui portera la substance à devenir sujet.

Pour Heidegger au contraire «réflexion» ne signifie pas ce repliement sur soi, mais un lien (Verbindung, cfr. Die Grundprobleme der Phänomenologie, p. 226) transitif; il s'agit de la réflexion, du reflet de l'être sur le monde à travers le Dasein, c'est-à-dire à travers sa structure intentionnelle, la structure qui le lie au monde selon des rapports prépositifs: "préposition", il faut le souligner, se dit en grec próthesis, qui signifie aussi "intention". Premiérement cette structure s'articule comme compréhension et affectivité (Befindlichkeit). Surtout la Befindlichkeit, qui dans le phénomène de l'angoisse porte à une veritable essentialisation du Dasein, au sens de la reductio ad essentiam opérée par la mort, révèle l'être «déjà passé» du Dasein («l'étant qui, en tant qu'il est, était déjà», Sein und Zeit, p. 328), sa Gewesenheit. Le Dasein se trouve jeté, geworfen, c'est-à-dire déjà décliné avant toute réflexion: même la mort ne peut pas être entendue comme ce qui définit en dernière instance le Dasein, mais au contraire comme ce qui le laisse toujours dans une indépassable indétermination, dans une suspension prépositive, une anticipation constitutive rassemblée dans la structure du Souci. Les articulations du Souci, Vor - In - Bei, privent le Souci de «l'innocuité d'une structure catégorielle» (Kant und das Problem der Metaphysik, p. 238), et en montrent l'articulation temporelle. Ces remarques visent à faire ressortir avant tout l'une des différences fondamentales entre Hegel et Heidegger qu'ici nous cherchons à démontrer: la réduction de toute préposition (flexion ou rapport modal) à une négation et donc à une détermination de pensée chez Hegel, et au contraire de toute négation à un rapport prépositif chez Heidegger.

Présupposition et négation. Dans la «Doctrine de l'essence», le passage de la réflexion extérieure à la réflexion absolue, c'est-à-dire de la position à la détermination, est opéré par la négation. La réflexion extérieure considère la négation comme appartenante seulement au sujet: elle serait donc ineffective, en tant que détermination elle concernerait uniquement la forme, mais non pas le contenu de la connaissance. L'allure théorique du chapitre dédié à la "réflexion qui pose", à la "réflexion extérieure" et à la "réflexion déterminante" dans la Doctrine de l'essence présente un intérêt particulier, parce qu'on y trouve résumés des problèmes fondamentaux, et en premier lieu celui du commencement. Mai ici, au lieu de partir de l'immédiat, comme dans la Doctrine de l'être, Hegel commence par le retour, c'est-à-dire par la réflexion. Ce retour "laisse libre", pour ainsi dire, le positif et en fait un immédiat: cette immédiateté n'est donc que le résultat du retour du négatif en soi, qui se replie sur lui-même. L'immédiateté est donc être-posé. Elle n'est pas sans ce retour, et est seulement en tant que retour en soi du négatif, étant donc une simple apparence (Schein). Mais ce retour en soi de la négation n'est que le premier pas vers la séparation de position et réflexion dans la réflexion extérieure: position et négation sont séparées, abstraites. Mais en tant que retour en soi du négatif la réflexion sursume (hebt auf) sa propre négation: le positif est donc le résultat de la négation de la négation. En premier lieu, le positif n'est pas la négation: il est donc l'immédiateté simple. Mais en tant que résultat du retour en soi du négatif (de la réflexion), cette immédiateté est immédiateté réfléchie: présupposition. Tout commencement par l'immédiateté comporte une négation de la pensée, c'est-à-dire de la réflexion: mais en se niant, la pensée ne fait que confirmer à un second niveau sa puissance: ce qui est présupposé, est donc résultat de la négation de la négation. L'élément prépositif n'est donc autre chose que la double négation: il est résolu dans la double négation. En tant que limitation de la pensée, le "pré-" (vor) est en effet posé par elle-même, qui est donc déterminante d'une manière absolue. On peut résumer ces passages dans le syllogisme suivant:

1) toute négation est détermination (proposition réciproque, mais spéculativement fondée, de la proposition spinoziste omnis determinatio est negatio); 2) toute position est négation; 3) toute position est détermination.

Ce qui est donc fondamental est la démonstration de la prémisse mineure, qui comporte l'élimination de toute position absolue, en tant qu'extériorité de la pensée, et donc limitation de son pouvoir de détermination (de négation). La réflexion extérieure se nie en posant l'immédiat comme "autre" de la réflexion; mais en se niant, elle fait de l'immédiat un résultat de son activité réfléchie, et donc le détermine. Tout présupposé ou toute préposition est donc résultat de la double négation, ce qui équivaut à la négation même de l'extériorité.

Le sens existentiel de la Voraussetzung, ou l'antécédence de la flexion. Par rapport à Hegel, on peut remarquer que chez Heidegger chaque négation à une nature pré-positive qui n'est pas déterminante au sens logique, mais, s'il l'est, au sens temporel (des flexions possibles) du mot. Chaque détermination du Dasein, comme tout rapport à l'étant qui le révèle comme tel - en bref: sa constitution, sa syntaxe, et donc sa grammaire -, trouve son fondement dans une Vorstruktur temporelle dont le sens est intrinséquement historique (geschichtlich). Le Dasein est jeté, c'est-à-dire originairement fléchi, décliné (au sens du verbe pípto, dont dérive aussi le mot ptósis). Cette déclination ou cette flexion précède (liegt...vor) toute position (Setzung) et toute proposition (Satz): elle est une articulation originaire, c'est-à-dire une interprétation précédant toute assertion, qui est possible même sans mot (ohne Wort) (Sein und Zeit, p. 149 et 157). La flexion est la condition de possibilité de la prédication, comme l'interprétation l'est de l'assertion: elle signifie le renvoi ontologique au Dasein, à sa compréhension, dont l'interprétation est la première articulation.

Cette antécédence de la flexion est la présupposition dans laquelle si situe toute vérité, le pré-fondement de la vérité, der Vordergrund des Lichtes comme ouverture de l'être, rapport de l'être au Dasein et du Dasein à l'être: rapport génitif comme connexion originaire, urspünglische Verbindung (ainsi Hegel nommait le «Je pense» kantien), symploké, existence. Dans cette connexion, la vérité se donne, es gibt: ce qui souligne davantage l'obliquité de cette flexion, en la connotant aussi d'un caractère datif.

L'énigme de l'être, écrit Heidegger, se cache dans le "et" du titre-guide de la métaphysique, «Être et pensée»: ce "et" aurait chez Kant et Hegel son point d'appui dans la pensée, dans le Cogito, c'est-à-dire dans le sujet, le nominatif. Mais chez Heidegger cette relation, cette Verbindung, ne peut plus être comprise comme un cas absolu, un nominatif, mais comme la Durchsichtigkeit du Dasein, ce que Hegel entend comme la condition d'une disparition du fini dans l'infini (Wissenschaft der Logik, II, p. 190), et Heidegger comme la compréhension (Sein und Zeit, p. 146), le Zwischen ou Medium décrit comme une relation en même temps génitive et dative entre l'être et le Dasein.

La grammaire de l'être. Cette relation génitive et dative est thématisée par Heidegger surtout dans le Kantbuch de 1929. Dans ce livre le temps révèle avant tout sa structuration prépositive (que Sein und Zeit déjà avait explorée comme temporalité extatique) en tant que Von-sich-aus-hin-zu-auf (Kant und das Problem der Metaphysik, p. 191), structure qui exprime le pouvoir de synthèse, de connexion, de l'imagination: l'imagination est en même temps productrice - c'est-à-dire genitive (entspringenlassend) - et reproductrice - c'est-à-dire dative (gebend). Elle a la structure d'une relation oblique, indirecte (umwegig) qui est le signe de la finitude (ibid., p. 30) Cette double relation qui caractérise la connaissance finie, c'est-à-dire métaphysique, est donc l'imagination transcendentale, la synthèse ontologique. On peut dire alors que l'être n'est pas un genre, mais une relation genitive; non pas une donnée, mais une relation dative. Non pas un nom, mais une préposition ou une flexion. Ces relations obliques "déterminent" le commencement même de la question philosopique.

Par rapport à cette caractérisation prépositive de la question de l'être, de son sens, le commencement (et la fin) de la Logique de Hegel font ressortir toute une primauté du nom. On pourrait conduire à ce propos toute une analyse grammaticale du commencement, qui chez Hegel s'ouvre avec le nom par excellence, qui est aussi un verbe, un infini substantivé, l'être: Sein, reines Sein. Le prédicat étant l'essence - c'est-à-dire réflexion -, l'être, qui est au commencement tout à fait immédiat, est sans réflexion, sans prédicat. Le paragraphe sur le Néant présente une première articulation, littéralement un article déterminatif: Nichts, das reine Nichts. L'articulation signe le passage de l'être dans le Néant, ce qui constitu en effet le commencement du paragraphe suivant, le devenir: Das reine Sein und das reine Nichts ist also dasselbe.

Dans le paragraphe sur le Néant l'articulation est le commencement du passage en autre: mais puisque ce passage ne se dit pas par un nom, il ne peut pas se dire dans la forme du présent. Hegel écrit en effet que, lorsqu'on pense à ce passage, il est déjà passé. Ce passé est donc le véritable commencement. Mais le passé est la flexion, la préposition, ce qui alors risque de ruiner la prétention hégélienne d'un commencement dépourvu de présupposition. La pureté (ce qui chez Hegel signifie toujours l'absence de présupposition) de l'être est entamée par l'articulation; la langue allemande ne peut pas l'éviter, même en disant cette pureté: Sein, reines Sein.

Le commencement, écrit Hegel d'ailleurs, est exposé à la contingence, à la Zufälligkeit: ce hasard, cette accidentalité sera rachetée seulement par l'exposition complète du système, on pourrait dire par son repliement complet, par sa Vollendung. La Vollendung signifie une flexion (Endung) complète (voll), accomplie, une inclusivité absolue qui ne laisse plus aucune relation indirecte dont la condition est le repliement absolu de l'être sur soi même, sa réflexion absolue en tant que Sujet. Seulement ainsi il peut parvenir à la subjectivité du nominatif, le seul cas qui peut être sujet.

Le primat de l'infini substantivé en tant que fondement essentiel du fini est dû d'après Heidegger à une méconnaissance étymologique et à une subversion grammaticale: pour les Grecs, se maintenir dans la flexion (Endung) était le propre de l'étant fini (Einführung in die Metaphysik, p. 64-65). La proposition «la Substance est Sujet» signifie alors l'introduction du principe chrétien de l'intériorité, du retour en soi, figure de l'infinité, dans le principe grec de la substance. Dans le monde chrétien l'infini commence en effet à devenir la forme fondamentale du verbe, qui détache ce qui est signifié de tout rapport déterminé (ibid., p. 72).

Mais il y a, même d'après Heidegger, des raisons qui circonscrivent les considerations que nous venons de faire, surtout après la Kehre et en particulier dans l'Einführung in die Metaphysik. Ici Heidegger, comme déjà dans Kant und das Problem der Metaphysik à propos de la source commune de l'entendement et de l'intuition, cherche la racine des différentes souches (Stämme) du verbe "être". Il s'agit d'une recherche radicale, étymologique, qui l'emporte même sur la recherche grammaticale, désormais passée au second rang. Cette recherche, dans la radicalité de la question ontologique «pourquoi y a-t-il l'être plutôt que le néant», pose en face de ce néant en tant que racine, cet abîme ou cet inconnu que l'enquête kantienne avait découvert comme imagination transcendantale. Kant vit l'inconnu et dut reculer: il ne put pas supporter l'angoisse de cette vision. Par conséquent la Kritik fut, d'après Heidegger, trop logique.

Par contre, la perspective du criticisme est, d'après Hegel, angoissante (ängstlich) parce qu'inachevée (unvollendet) pour la raison contraire: parce qu'elle n'a pas suffisamment transformé la métaphysique en logique (Wissenschaft der Logik, I, p. 45). On se demande alors si n'est peut-être pas Kant qui s'est maintenu dans une perspective de la finitude, de la préposition, de la flexion: perspective qui échappe aussi bien au radicalisme de l'enquête ontologique heideggerienne qu'à l'absolutisme de l'accomplissement hégélien.

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Notes

«Urspünglische Verbindung» est dit le "Je pense" dans l'Encyclopédie des sciences philosophiques (§ 42). Il faut souligner que "Verbindung" est la traduction allemande du mot grec symploké (cf. les traductions de P. Gohlke et de K. Öhler des Categories d'Aristote).

Les citations de Heidegger et Hegel se réfèrent aux éditions suivantes: Hegel, Werke in zwanzig Bänden, Frankfurt a. M., Suhrkamp; Heidegger, Gesamtausgabe, Frankfurt a. M., Klostermann.

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